Entretien avec Jean-François Delfraissy, président du Conseil Scientifique Covid-19 : « Conseiller le gouvernement dans un climat d’incertitude »

Propos recueillis le 18 mai 2022 par Amélie Rajaud

Amélie Rajaud (AR) : Jean-François Delfraissy (JFD), vous êtes médecin infectiologue et immunologiste, Président depuis 2017 du Comité Consultatif National d’Ethique.
Le 11 mars 2020, alors que la propagation du virus Covid-19 s’amplifie considérablement en France, le « Conseil scientifique Covid-19 » est institué par le Ministre des Solidarités et de la Santé, M. Olivier Véran, à la demande du Président de la République. Sa mission est d’éclairer la décision publique dans la gestion de la situation sanitaire liée au coronavirus et vous en êtes nommé Président. Depuis sa création, le Comité a publié 68 avis, notes et rapports à l’attention du gouvernement[1] et accessibles par tous sur le site du Ministère des solidarités et de la santé[2].
Plus de deux ans après le début de la crise, le MURS (Mouvement Universel de la Responsabilité Scientifique) souhaite recueillir votre témoignage quant à votre expérience de la responsabilité scientifique en tant que Président du Conseil Scientifique Covid-19 en temps de pandémie.

La démarche scientifique face à l’expertise d’urgence

AR : La recherche nécessite du temps long, pour expérimenter, analyser, débattre puis soumettre ses résultats à l’évaluation par les pairs. Durant la pandémie, cette temporalité a été altérée, le gouvernement ayant parfois été contraint de prendre des décisions rapides, à la lumière des connaissances en cours d’acquisition. Comment conseiller le gouvernement dans ce climat d’urgence ?

JFD : Le rôle du Conseil Scientifique (CS) est de conseiller les autorités politiques dans un climat d’incertitude inédit, propre à la pandémie, et dont l’amplitude a évolué au cours de la crise. Je distingue trois moments charnières dans la lutte contre l’épidémie :

    • l’année 2020, affectée par les confinements successifs ;
    • l’année 2021, marquée par l’émergence de l’innovation : une compréhension plus fine des variants, et le développement de vaccins ;
    • l’année 2022, révélatrice de la nécessité d’apprendre à vivre avec le variant Omicron et la suite…

La gestion de la crise sanitaire impose de rechercher le point d’équilibre entre deux leviers d’action complémentaires :

    • les mesures de santé publique, qui appellent à la responsabilité individuelle au nom du bien commun, et cristallisent des positions parfois antagonistes quant à l’articulation des principes d’autonomie et de liberté ;
    • les innovations technologiques : vaccins, médicaments, tests diagnostiques, séquençage, bases de données etc.

Il ne faut pas les opposer, l’un et l’autre contribuent au contrôle de la crise, de façon plus ou moins importante en fonction de son évolution. La décision brutale de confiner les Français, en mars 2020, s’imposait. Nous ne bénéficions alors d’aucune visibilité scientifique eu égard aux caractéristiques du virus, aux outils aptes à le combattre efficacement. Nous n’avions pas d’autre choix pour protéger nos concitoyens les plus âgés et les plus fragiles. Par la suite, les progrès scientifiques et médicaux ont permis une gestion de crise plus adaptative, plus flexible, c’est-à-dire plus scientifique.

Au sein du Conseil scientifique, nous nous sommes efforcés d’agréger, dans la mesure du possible, tous les savoirs scientifiques disponibles : il est composé de scientifiques de disciplines différentes (sciences dures, sciences humaines et sociales…), de médecins, et de représentants de la société civile. C’est ainsi que nous avons pu développer une appréhension multidisciplinaire des enjeux sanitaires auxquels nous étions confrontés. A titre d’exemple, cette crise a fait naître un dialogue salutaire entre les modélisateurs et les cliniciens, qui confrontaient quotidiennement les hypothèses de projection à la réalité du terrain à l’hôpital. La rencontre des compétences et des expériences de chacun a significativement enrichi la réflexion du Conseil. Sa capacité à promouvoir une approche pluridisciplinaire et globale de la santé (« One Health ») a été particulièrement déterminante pour l’élaboration d’une réflexion constructive quant aux enjeux sanitaires en Outre-Mer.

Comment avez-vous géré la profusion des publications scientifiques revues par les pairs, mais aussi des preprints non validés ?

Chacun des membres du CS s’est attaché à mobiliser sa communauté nationale et internationale   à collecter à la fois les publications scientifiques revues par les pairs, et les preprints non validés. Sur ce dernier point, nous avons toujours pris en compte avec une extrême prudence les informations qui nous parvenaient.

Le Conseil scientifique s’est particulièrement appuyé sur deux ressources spécifiques :

    • la bibliographie exhaustive fournie chaque semaine par l’ANRS-Maladies Infectieuses Emergentes (ANRS-MIE), qui inventoriait toute la littérature internationale ;
    • le réseau des membres du CS incluant nos homologues étrangers : les Conseils scientifiques européens, et le réseau international des scientifiques spécialistes des maladies infectieuses émergentes.

En situation de crise, toutes les informations comptent, et ne sont pas seulement issues des publications scientifiques, mais nous parviennent par la force des réseaux dont nous disposons. Elles seront, pour une partie d’entre elles, ensuite, publiées, mais leur détention précoce pour l’éclairage des réflexions en cours est incontestablement bénéfique.   

Pour illustrer mon propos avec un exemple récent : j’ai appris, ce matin même (18 mai 2022), qu’une vague importante de contaminations au variant BA5, issu d’Omicron, plus transmissible encore, et apparu en Afrique du Sud, est en train de survenir au Portugal. D’ici quelques semaines, le BA5 y deviendra majoritaire alors-même que le taux de vaccination des Portugais est le plus élevé d’Europe. En raison de sa proximité géographique avec la France : allons-nous subir le déferlement de la vague portugaise sur notre territoire ? Allons-nous devoir renoncer aux scénarios optimistes que nous avions anticipés pour l’été 2022 ? Je ne peux vous l’indiquer ce jour. Je peux simplement vous prévenir, grâce aux informations qui circulent au sein des réseaux dans lesquels le Conseil scientifique s’inscrit, de la plus haute transmissibilité du BA5, et de sa présence certaine sur le sol européen. A priori, il ne paraît pas plus sévère que les précédents variants.  

Les scientifiques ont l’habitude de composer avec l’incertitude, de la reconnaître et de la circonscrire autant que possible.
Souvenez-vous, en avril 2020, nous ne savions pas si le virus se transmettait essentiellement par les particules aériennes, ou plutôt par contact. Il a fallu attendre fin 2020 pour comprendre et prouver que les lieux où les contaminations étaient les plus nombreuses étaient ceux au sein desquels le masque n’était pas porté : les cafés, les restaurants…
Souvenez-vous de l’ignorance qui était la nôtre quant à la contagiosité des personnes asymptomatiques…
L’apparition des vaccins n’a pas mis un terme au climat d’incertitude dans lequel nous évoluons : nous savons aujourd’hui qu’ils protègent très bien contre les formes sévères et les formes graves, mais assez modérément contre l’infection et la transmission. Nous-mêmes, scientifiques, avons du mal à en comprendre les causes, le grand public ne peut être qu’encore plus perplexe.
De nombreuses questions scientifiques (variants, immunité en population, échappement immunitaire…) sont apparues et ont été résolues au fur et à mesure, nos connaissances ont progressé, mais les scientifiques doivent constamment être réactifs, « agir dans le savoir explicite de leur non savoir » (Jürgen Habermas), et demeurer des ambassadeurs de la prudence.

Comment s’organise la relation entre le CS et le gouvernement ?

Deux notions me paraissent fondamentales pour expliquer la qualité des relations qui se sont tissées entre le CS et les décideurs politiques : le temps et le doute.

Dans un climat d’incertitude, la notion du temps n’est pas la même pour tous :

    • le temps des médias est de quelques heures ;
    • le temps des politiques de quelques jours ;
    • le temps de la science est de plusieurs mois voire d’un ou deux ans, même si dans le cas de pandémie Covid-19, nous avons pu mettre au point un vaccin et développer des médicaments très rapidement. L’entrelacement des temporalités de chacun peut être source de tensions.

Par ailleurs, si les scientifiques savent reconnaître la juste place du doute dans leurs pratiques ou recherches, du fait de leur parcours universitaire (doctorat en particulier), la majorité des personnes qui nous gouvernent en France, n’y ont pas été initiées. Bien qu’à l’écoute et réactives, elles ne disposent pas d’une culture scientifique suffisante pour intégrer suffisamment d’humilité dans l’appréhension de la dimension sanitaire. Inversement, les scientifiques peinent parfois à saisir les vertus d’une communication fluide et régulière avec les acteurs politiques.
Nous avons donc travaillé à la confluence de ces deux cultures très différentes. Des efforts doivent encore être entrepris de part et d’autre pour parvenir au développement d’un langage commun et d’un climat d’entente.

Je tiens ici à lever toute ambiguïté quant à la fausse idée qui a circulé au sujet d’un « troisième pouvoir médical en France ». Le pouvoir politique a toujours décidé, le CS n’avait pour mission que de l’éclairer à l’aune des données scientifiques disponibles.  
Le conseil scientifique a également parfois été confondu, à tort, avec le conseil de défense qui, lui, aboutit à des prises de décision. Le CS n’y a jamais participé. Il a anticipé différents scénarios et a rencontré les autorités politiques au plus haut niveau avant leur tenue, pour expliquer et commenter ses avis. Cette différenciation claire des rôles me semble souhaitable : la crise sanitaire n’est pas seulement sanitaire, mais aussi sociale et économique. Il est donc heureux que nos dirigeants soient conseillés par des experts divers, spécialistes de ces différentes dimensions, sans focalisation du pouvoir décisionnel sur l’une d’entre-elles.

Enfin, je tiens à rappeler que j’ai souhaité le Conseil scientifique aussi indépendant que possible par rapport au gouvernement. Bien que nommé par le gouvernement, celui-ci a respecté le périmètre de ses prérogatives, à savoir qu’il a été fidèle à ses missions de conseil, d’ordre scientifique. Par ailleurs, il s’est autosaisi plusieurs fois, sans se contenter de répondre aux questions posées par le gouvernement.  Parfois ces autosaisines soulevaient des interrogations dérangeantes pour le gouvernement. Le Conseil scientifique a participé à sa mesure, à la santé démocratique du pays durant la crise.

Quel est le rythme de vos échanges avec les décideurs ?

Nos relations avec les décideurs politiques ont été de trois ordres :

    • des relations journalières, en particulier dans certaines périodes : relations téléphoniques, avec les conseillers à Matignon, à l’Elysée. A certains moments, nous étions en contact jour et nuit, 7 jours sur 7 ! 
    • des relations avec le plus haut niveau de l’Etat, souvent avant les conseils de défense, pour éclairer les décisions ;
    • des relations avec la presse et les citoyens via la publication de nos avis, une sur le site du Ministère des solidarités et de la santé.

Les ressources internes et la mission du Conseil Scientifique Covid-19

Le Conseil Scientifique Covid-19 a été constitué dans l’urgence, avec une composition pluridisciplinaire et un effectif restreint. Dans ce format, le Conseil Scientifique Covid-19 était-il autosuffisant pour rédiger et présenter ses avis au gouvernement ?

Oui, je le pense, précisément du fait de sa dimension multidisciplinaire. Après une réunion avec des scientifiques que j’avais co-organisée à l’Elysée, le Président de la République m’a confié la mission de créer un Conseil Scientifique. J’ai proposé certains de ses membres, d’autres l’ont été par le gouvernement puis ultérieurement par les deux assemblées. Réunissant toutes les spécialités concernées par l’épidémie de SARS-CoV-2, ainsi que des représentants des sciences humaines et sociales – une anthropologue, un sociologue, et une représentante de la société civile, la Présidente d’ATD Quart Monde, (par la suite, un vétérinaire, une pédopsychiatre et un gériatre nous ont rejoints) -, il était assez complet pour effectuer le travail d’urgence qui nous incombait. Il ne pouvait qu’être restreint, pour être extrêmement réactif.
Je convoquais parfois en urgence les membres du Conseil le dimanche à 19h… Nous avons organisé depuis sa création, 290 réunions !

J’ai proposé au gouvernement d’inclure un économiste au Conseil, mais il ne l’a pas souhaité : il prévoyait en effet de créer un conseil scientifique de l’économie, qui finalement ne s’est pas constitué. Nous avons toutefois régulièrement travaillé en collaboration avec des économistes (Ecole d’économie de Paris, de Toulouse, OCDE…), ainsi qu’avec d’autres grandes structures de recherche. Peut-être marginale fin 2020, l’économie s’est finalement imposée dans les arbitrages politiques en 2021 avec l’arrivée des innovations médicales (vaccins…). Celle-ci relève néanmoins du gouvernement et non du Conseil scientifique.  

La mission première du Conseil Scientifique Covid-19 est d’éclairer le gouvernement. Il a néanmoins été rapidement décidé de rendre les avis publics. Le Conseil Scientifique disposait-il d’autres ressources pour rédiger ses avis ? A qui ceux-ci s’adressaient-ils ?

Nos avis ont toujours été destinés, à la fois :

    • aux autorités sanitaires et politiques ;
    • aux autres scientifiques ;
    • ainsi qu’au grand public dans la mesure du possible (lecteurs un peu avertis ou ayant envie de suivre nos travaux) et aux médias.

Nous rédigions nous-mêmes nos avis, souvent dans un contexte d’urgence.
Au printemps 2020, nous ne disposions pas encore du système de communication virtuelle (webinaires etc.) qui s’est mis en place ensuite : nous avons démarré nos travaux en organisant des réunions téléphoniques ! Notons que nous avons été accompagnés depuis le début par une équipe de jeunes diplômés de Sciences Po qui élaboraient des bibliographies notamment, par une conseillère en communication, avec qui j’avais déjà travaillé auparavant, ainsi qu’une agence qui assurait au plan pratique les relations avec les médias. Celles-ci ont été complexes : la confiance des citoyens en la science et la médecine demeure mais à un niveau sensiblement plus bas, alors même que rarement la science n’a finalement été aussi salutaire pour nous tous et en si peu de temps…
Parmi les avis rédigés, certains sont assez complexes, et d’autres plus accessibles pour les autorités.

L’arène de la communication : la démarche scientifique est-elle compatible avec la communication de masse ?

A la mission première du Conseil Scientifique Covid-19, qui était de fournir un appui au gouvernement, s’est vite ajoutée une mission de communication vers le grand public. Face aux médias, comment répondre aux sollicitations légitimes, sans sacrifier la rigueur scientifique et tout en se protégeant ?

Le CS s’est posé la question de la communication avant de s’y engager mais dans une telle crise de société, il aurait paru absolument fou de ne pas s’y soumettre. Nous sommes donc plusieurs membres du CS à être intervenus dans les médias.
Nous avons, chaque fois que cela nous semblait nécessaire, essayé :

    • d’informer les journalistes : le CS a organisé plusieurs séances d’information pour les médias, sur des questions très basiques et jusqu’à des sujets plus complexes : par exemple sur les nouveaux variants, les combinaisons, l’échappement immunitaire au vaccin…
    • de communiquer essentiellement à l’occasion de la sortie de nos avis ;
    • d’organiser des conférences de presse pour certains avis.

Certains jours je recevais plus de 40 demandes d’interviews : une folie ! J’avais un peu l’habitude des relations avec les médias, mais les journalistes scientifiques ou santé ont laissé place très vite aux journalistes politiques, qui traitaient les questions sous un prisme strictement politique, absolument pas scientifique.
En février 2021, j’ai fini par me retirer en partie des médias, parce que chacune de mes interventions devenait source d’analyses, à la virgule près, voire de polémiques, sources de tension sur les réseaux sociaux, et de critiques non constructives vis-à-vis du CS. J’ai voulu protéger le CS. Un certain nombre de ses membres ont continué à être présents à la radio ou la TV, et ont bien rempli le rôle qui leur incombait, dans un climat plus apaisé que celui dans lequel j’évoluais alors : informer sur la science et expliquer nos avis.

Les chaînes de télévision en continu ont joué un rôle ambivalent. Très informatives dans un premier temps, dans la période de sidération des mois de mars et avril 2020, elles sont entrées ensuite dans une forme de compétition entre elles pour des effets d’audience. Il ne s’agissait plus de transmettre des informations mais de mettre en scène, de façon publique, les dynamiques de contradiction qui foisonnaient entre les scientifiques, voire de favoriser la controverse. « L’expertise » n’était plus vraiment là ! Les chaînes de télévision ne cherchaient qu’à augmenter le nombre des auditeurs, au détriment de la science. J’ai interpellé le CSA sur la possibilité d’une régulation, avec un succès très modéré.

Qui étaient donc ces pseudo-experts ?

En septembre 2020, après le premier confinement, à la fin de l’été, nous avions tous envie de considérer que la crise était finie, mais la réalité des données scientifiques nous a contraint à annoncer une 2e vague. Un grand nombre de personnes, présentées comme « expertes », ont envahi les plateaux de télévision pour contester nos anticipations. Des médecins et des scientifiques sans compétences dans le champ des maladies émergentes ou infectieuses, ont ainsi pris des positions qui étaient totalement inadaptées face à la crise, probablement aussi sous l’effet d’une anxiété généralisée qui les touchait peut-être personnellement. Ces comportements ont généré une forme de retard à la décision, mais les autorités sanitaires ont fini par confiner fin octobre et ces « experts » ont « disparu ». Certains hélas sont réapparus par la suite…

Pourquoi n’y a-t-il pas eu de régulation par les autorités sanitaires ou de recherche ?

Je reconnais qu’il est assez difficile de réguler le traitement et la diffusion de l’information. La liberté de la presse est un acquis fondamental !! En tout état de cause, il ne pouvait s’agir du rôle du CS. Je ne suis pas sûr non plus que cela puisse relever de l’Académie des sciences ou de l’Académie de médecine. Nous nous sommes posés la question, avec l’ANRS-MIE et l’Institut Pasteur, de la création d’un label d’expertise, mais il aurait été complexe à mettre en place et n’aurait offert qu’une garantie limitée contre les prises de positions personnelles, y compris d’experts « labellisés ». Ces enjeux relatifs à la communication doivent être pris au sérieux car ils conditionnent en partie la confiance que les citoyens accordent aux autorités et aux scientifiques qui les accompagnent.

Au-delà des médias traditionnels, comment avez-vous abordé les réseaux sociaux ?

A tort peut-être (serait-ce un problème générationnel ?), j’ai refusé, en tant que Président du Conseil scientifique, de communiquer sur les réseaux sociaux. Ceux-ci, par contre, se sont emparés largement des enjeux relatifs au Covid. Beaucoup ont été pourvoyeurs de fausses informations, et le CS a été souvent sous le feu des critiques. Mais imaginez, si nous avions été présents sur ces réseaux, combien il aurait été compliqué, voire même impossible en raison de nos moyens, d’être proactifs et de riposter à chaque fois qu’il l’aurait fallu !

Si vous n’êtes pas sur les réseaux sociaux, qui fait référence ? Peut-on laisser dire n’importe quoi ?

Bien sûr que non, et c’est pourquoi je m’interroge : ma position était-elle la bonne ? Aurais-je dû être présent sur les réseaux sociaux ?
Si je fais le bilan, malgré tous les problèmes rencontrés dans les médias, toutes les controverses qui ont émergé sur les réseaux sociaux, si j’en crois les dernières données de l’OMS sur la surmortalité et l’économie, la France demeure dans le peloton de tête des démocraties européennes, y compris eu égard aux réponses à la crise qu’elle a développées.
Si les Etats-Unis d’Amérique, pays de l’innovation, ont été à l’origine de toutes les avancées technologiques – vaccins, médicaments – le ratio de décès y très élevé, car les mesures de santé publique qui y ont été prises et la confiance des citoyens américains en leurs autorités et scientifiques n’a pas été suffisante.
La Chine n’a pas su innover de façon convaincante, les vaccins qu’elle a produits sont moins efficaces, et les mesures de santé publiques extrêmes (comme la politique du « zéro covid ») qu’elle a imposées à ses citoyens, au détriment de l’ensemble des libertés, n’ont pas été protectrices.

Finalement, l’Europe, prétendument plus faible, mais démocratique, et la France, malgré un début très difficile, figurent parmi ceux qui s’en sortent le mieux, à tous niveaux. Les réseaux sociaux ont peut-être constitué un exutoire nécessaire pour une appropriation mesurée et suffisante par la population des mesures très contraignantes auxquelles elle a été soumise.
Les Français ont en effet été extrêmement résilients vis-à-vis de cette crise. Ils ont accepté un certain nombre de mesures difficiles, qui altéraient leur vie personnelle et celle de leurs enfants. En dépit des doutes que la population française exprimait vis-à-vis des vaccins, les Français se sont faits très largement vacciner, et la France a l’un des taux de vaccination les plus élevés d’Europe, après le Portugal et l’Espagne (et serait au même niveau si nous ne comptions que la France métropolitaine).

La stratégie de communication dépend-elle aussi de la durée de la crise ?

L’inscription de cette crise dans la durée a été une surprise.  Honnêtement, quand j’ai porté le message d’alerte en février-mars 2020, je pensais que nous subirions cette crise pendant un an ou dix-huit mois. Très vite ensuite, néanmoins, disposant d’une meilleure compréhension des caractéristiques du virus, je me suis rendu compte qu’il conduirait forcément à des mutations, et donc à des variants.
Ordinairement, une crise est un phénomène aigu, qui comporte un début et une fin. Or dans celle-ci, il y a un début mais pas encore de fin : des vagues se succèdent environ tous les six mois. A terme, nous connaitrons probablement une atténuation de ces vagues et nous entrerons dans une ère plus endémique, mais nous sommes encore loin d’être libérés de cette crise. Il est fondamental d’instaurer une relation de confiance durable entre les conseillers scientifiques et les décideurs. Elle conditionne en effet la qualité du dialogue qu’ils entretiennent, que je juge satisfaisante en France.

L’articulation avec le Comité Consultatif National d’Ethique

Vous avez assumé la présidence du Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) et du CS : les deux fonctions étaient-elles compatibles ?

C’est une question que je me suis beaucoup posée.
Je n’ai pas été nommé Président du Conseil scientifique en tant que président du CCNE. J’ai été nommé en tant qu’immunologiste ayant travaillé toute ma vie sur les virus émergents.
Pour autant, c’est ma fonction de Président du CCNE qui m’a conduit à assister à une réunion de l’OMS à Genève mi-février 2020, plus exactement à une session consacrée aux questions éthiques que pourrait faire surgir l’apparition d’une grande pandémie. J’ai compris ce jour-là que la crise chinoise risquait de s’étendre au plan international, à une vitesse phénoménale. La conférence réunissait des spécialistes du monde entier, avec qui j’avais déjà travaillé sur Ebola et le VIH, et qui rapportaient des faits alarmants, en Lombardie et en Chine notamment. J’ai alors consulté des modélisateurs de l’Institut Pasteur et de la London School, qui m’ont confirmé que nous allions subir une crise d’une réelle gravité. S’en est suivie la réunion à l’Elysée, le 12 mars 2020, et la création du CS. Je me suis alors mis en débord de ma fonction de Président du CCNE jusqu’en novembre 2020. Toute une série d’avis du CCNE sont parus durant cette période, auxquels je n’ai pas participé.

Après avoir hésité, j’ai repris la présidence du CCNE en janvier 2021, parallèlement à celle du CS. Le CCNE a traité en 2021 une série de grandes questions éthiques et humaines, concernant notamment les publics les plus vulnérables, sur des sujets de démocratie en santé, et j’ai estimé que ma double fonction était devenue plutôt bénéfique et susceptible de contribuer plus largement à la diffusion de nos avis auprès des autorités politiques. Ainsi, finalement, je ne regrette pas, mais je suis très mauvais juge pour répondre !

Des principes éthiques et des méthodes de travail préexistant dans le cadre du CCNE ont-ils aidé dans la construction et le fonctionnement du Conseil Scientifique Covid-19 ?

Oui, le travail CCNE relève d’un exercice d’intelligence collective, multidisciplinaire. Il ne compte pas que des scientifiques, mais aussi des juristes, des spécialistes de sciences humaines et sociales. Savoir aborder un problème au travers de perspectives et de savoirs différents, savoir écouter l’autre et modifier sa pensée, produire un texte commun (je suis pour un consensus dur, c’est-à-dire qui se tient) correspondent à des compétences et des formes de collaboration tout à fait propres au CCNE, et qui sont aussi dans mon ADN bien sûr. Le CS a produit des avis[3] autour de la grande précarité, des prisons, des enjeux sociaux de la crise, de la démocratie en santé. Il a appelé à la création d’un comité citoyen. Ses réflexions ont ne se sont pas uniquement focalisés sur des aspects technologiques (ARN messager, bases de données, QR codes…), mais ont également soulevé enjeux éthiques et numériques relatifs à la crise sanitaire.

Comment s’articulaient les avis rendus par les deux instances, leur publication était-elle coordonnée ?

Il n’y a pas eu de coordination. J’ai bien séparé les avis des deux instances. Comme le CS, le CCNE s’inscrit soit dans la saisine soit dans l’auto-saisine, pour conserver son indépendance.
Le CCNE a été saisi ou s’est autosaisi de grandes questions éthiques, y compris sur la vaccination, celle des adolescents, des enfants… J’informais simplement les membres, très régulièrement, lors de réunions du CCNE, de l’état de la situation sanitaire et des grandes questions qui se posaient.

Par exemple, vous ne vous êtes pas dit : « L’éthique de l’accès aux vaccins dans les prisons est plutôt un sujet qu’on peut laisser au CCNE » ?

Non car penser l’accessibilité des vaccins aux prisonniers (notamment des plus âgés) nécessite d’aborder des aspects très techniques ou opérationnels sur la morbidité et les mécanismes de contamination en prison, et non seulement éthiques. En revanche, certains avis moins techniques sur les enjeux relatifs à la vaccination, des enfants, des soignants, en population générale etc., ont été rendus par le CCNE et sont accessibles sur son site[4].

Les leçons de ces deux années de pandémie

Le concept de « démocratie sanitaire », défini par les Agences Régionales de Santé comme la participation de tous les usagers du système de santé à l’élaboration des politiques de santé, est revenu durant la crise sur la table des débats. Selon vous, la « démocratie sanitaire » sort-elle grandie de l’expérience de la pandémie ?

Insuffisamment… ! La démocratie en santé se construit autour d’un triangle incluant à la fois :

    • les sachants dont les soignants ;
    • le consommateur ou le patient ;
    • le décideur politique, quel qu’il soit.

La démocratie participative complète la démocratie représentative. La France est l’un des pays au sein duquel la démocratie participative est, la plus élaborée, grâce notamment à la loi Kouchner de 2002 et aux réflexions qui l’ont précédée. Nous avons construit par ailleurs au CCNE les Etats généraux de la bioéthique qui se sont appuyés sur ce principe. J’avais donc en main toutes les clés pour que la participation citoyenne dans cette crise puisse être au rendez-vous, pourtant elle ne l’a pas été.
Au début de la crise, en mars 2020, la population française a connu un effet de sidération : tout s’est arrêté, le travail des associations s’est passablement ralenti voire arrêté. C’est seulement, une fois passé le pic de mi-avril 2020, que la question de la prise en compte de la parole des citoyens dans la gestion de la crise a pu être reposée. Le CS a demandé la constitution d’un comité citoyen, comme une entité autonome, qui n’aurait pas été sous sa dépendance. Il aurait pu éclairer le CS, faire remonter de la société un certain nombre de problématiques. Le gouvernement n’a pas retenu cette proposition, et je pense que c’est une erreur. Secondairement, en 2021, un comité citoyen sur le vaccin a été créé au niveau du CESE, mais le public en a très peu entendu parler et il a joué un rôle assez minime.
Néanmoins, beaucoup de comités scientifiques et citoyens se sont organisés en province, dans les grandes métropoles (Grenoble, Lyon, Clermont-Ferrand, Rennes, Bordeaux, Strasbourg, Lille), et même, dans un deuxième temps, au sein des EPHAD. La démocratie en santé n’est donc pas née d’une intention gouvernementale, mais s’est déployée au fur et à mesure au niveau des territoires ; et finalement c’est peut-être plus sain. Le CCNE est en train de dresser le bilan de toutes ces activités et de leur apport concret.
Si, au niveau européen, la France est le pays qui a œuvré le plus dans le champ de la démocratie en santé, nous aurions pu faire mieux à mes yeux au cours de la crise Covid-19.

Pour conclure, même si la crise n’est pas terminée, peut-être pouvons-nous en tirer de premières leçons. Si une nouvelle pandémie ou un nouveau variant survenait, sans traitement ni vaccin immédiatement disponible, comment selon vous faudrait-il procéder ?

Nous disposons aujourd’hui de meilleurs outils pour lutter, qui nous permettent de ne plus envisager de confiner quoiqu’il arrive (vaccins, traitements etc.), bien que l’épidémie ne soit pas terminée : rappelons qu’Omicron a causé 28 000 décès depuis le 20 décembre 2021, qui en a entendu parler ?

Peut-on dire qu’on s’y habitue ?

Oui, on peut le dire, dans une certaine mesure.
Si la première question que nous devons nous poser dans la gestion d’une crise est « à quels sacrifices sommes-nous prêts à consentir ? », car un peuple doit savoir définir ce qu’il est prêt à accepter pour que la vie continue, celle qui s’impose aujourd’hui devient : « A quoi refusons-nous de nous habituer ? » Cette question reste en suspens.
Concernant l’hypothèse de la survenue d’une nouvelle pandémie, indépendante de celle du Covid, comme l’OMS s’y attend désormais au long terme, je pense que nous allons devoir renouer avec beaucoup d’humilité car penser et agir de façon juste dans un monde complexe le requiert définitivement.


[1] https://www.vie-publique.fr/avis-et-notes-du-conseil-scientifique-covid-19#:~:text=Le%20Conseil%20scientifique%20COVID%2D19%20a%20un%20r%C3%B4le%20d’aide,l’int%C3%A9r%C3%AAt%20g%C3%A9n%C3%A9ral%20du%20pays.

[2] https://solidarites-sante.gouv.fr/archives/archives-presse/archives-dossiers-de-presse/article/conseil-scientifique-covid-19

[3] Un recueil de tous les avis du CS paraîtra prochainement

[4] https://www.ccne-ethique.fr/