Pierre Corvol, Professeur émérite au Collège de France
Cet article est essentiellement issu d’un éditorial publié dans médecine/sciences, 2021 ;37 :315-6
Il n’y a pas d’exemple de progression aussi rapide des connaissances dans la sphère biologique et médicale que celle provoquée par la pandémie de Covid-19. Les premiers cas de pneumopathie compliquée d’un syndrome de détresse respiratoire aigüe en novembre 2019 à Wuhan ont été suivis rapidement de l’identification de l’agent pathogène, le virus SARS-Cov2. Le gène a été séquencé en quelques semaines et actuellement plusieurs centaines de milliers de séquences de génomes ont été répertoriées pour étudier la phylogénie du virus et rechercher l’apparition de mutations pouvant modifier la transmissibilité du virus et sa pathogénicité. La structure tridimensionnelle de la protéine « spike » du virus, responsable de son entrée dans les cellules pulmonaires humaines, a été publiée en un temps record. Au plan clinique, les études épidémiologiques et de modélisation ont très vite permis de suivre et de prédire la progression de la pandémie. Les informations sur le virus et son mode d’action, sur les formes graves de la maladie et l’emballement du système immunitaire ont dès le début 2020 ouvert la voie à la recherche de médicaments. Les premières tentatives d’essais thérapeutiques médicamenteux ont eu lieu dès le premier trimestre 2020. Enfin, plusieurs types de vaccins, dont des vaccins originaux à ARN, ont été mis au point et auront été administrés en moins d’un an, une première !
1- Un accroissement impressionnant du nombre de publications et de pré-publications.
Les chercheurs de tous les pays se sont très rapidement et massivement mobilisés pour publier leurs résultats. LitCovid[1] est un centre de documentation pour le suivi des informations scientifiques les plus récentes sur le nouveau Coronavirus de 2019. Il s’agit de la ressource la plus complète sur le sujet, offrant un accès central à 245 628 (et en augmentation) articles pertinents dans PubMed dont il est quasiment impossible de faire le tour, même dans un secteur bien déterminé. Les articles sont mis à jour quotidiennement et sont classés par thèmes de recherche (par exemple, la transmission) et par lieux géographiques. Les deux pays les plus contributeurs sont les Etats-Unis et la Chine.
Chaque semaine, depuis mai 2020, de façon stable, près de 2 500 articles sont publiés sur la Covid-19. Comme pour toute publication scientifique, les manuscrits sont évalués de façon critique par les pairs (peer-review) et par les éditeurs qui décident de l’acceptation du manuscrit. Les journaux prestigieux ont pu recevoir jusqu’à une centaine de manuscrits par jour pour en publier moins de 2 ou 3 %. Plusieurs d’entre eux ont demandé aux examinateurs une revue rapide des manuscrits pour permettre une publication express.
En plus des publications scientifiques, la crise a stimulé la mise en ligne de manuscrits sur les plateformes de « préprints », MedRxiv et BioRxiv (actuellement 23 200 préprints[2], leur nombre a doublé en un an, montrant l’intérêt soutenu des chercheurs pour ce type de publications). Jusqu’à la pandémie, ces archives étaient très peu utilisées par la communauté médicale. Elles permettent un accès rapide aux données, gratuit et accessible à tous. On peut s’en réjouir mais rappelons que les manuscrits déposés sur ces plateformes ne sont pas encore revus et évalués par des examinateurs ; ils peuvent être améliorés en ligne par les lecteurs. Il s’agit donc d’articles préliminaires qui ne peuvent être considérés à l’égal des publications. Ils ne doivent pas être utilisés comme guide thérapeutique et ne devraient pas être mentionnés dans les médias. Les préprints favorisent par ailleurs le dépôt d’études médiocres qui ne seront jamais publiées.
2- Une remarquable facilité d’accès aux publications scientifiques sur la Covid-19
Plus de 30 éditeurs ont déclaré offrir un accès gratuit à leurs articles transférés sur les sites PubMed et PubMedCentral. Cette initiative renforce le mouvement de la « Science ouverte » mis en place avant la crise pandémique et qui permet d’avoir accès librement aux publications, aux codes et aux données source. De même, les recherches cliniques et les essais thérapeutiques en cours sont accessibles à tous sur le site ClinicalTrials.gov[3] de la National Library of Medicine ou son équivalent européen (EUdraCT). A ce jour, 7 894 études (elles étaient 4 300 il y a un an) sont enregistrées dans 149 pays (dont 907 en France), 737 concernent les vaccins.
3- Une accélération des processus habituels de découverte de nouveaux traitements
Dès le début de la crise, une recherche intense de médicaments antiviraux et de différents types de vaccins, dont les vaccins à ARN messager, a été entreprise. L’urgence de la pandémie explique la multiplication des études et la nécessité de les publier rapidement. Toutefois, cette hâte ne doit pas se faire aux dépends de la rigueur scientifique qui ne peut être escamotée au prétexte de la gravité de la situation.
Les phases d’étude clinique des nouvelles molécules et des vaccins suivent des règles bien précises et longues. Des procédures accélérées pour l’évaluation initiale des demandes d’autorisation des essais en lien avec la Covid-19 ont été installées en France par la Direction Générale de la Santé, l’ensemble des Comité de protection des Personnes et l’Agence Nationale de Sécurité des médicaments. Le contexte d’urgence a pu motiver une tolérance vis-à-vis d’essais thérapeutiques sans expertise méthodologique suffisante mais a dispersé l’effort de recherche clinique auquel ont contribué l’absence d’autorité de l’Organisation Mondiale de la Santé et le manque de concertation entre les agences nationales du médicament, même au sein de l’Union européenne. De nombreux essais thérapeutiques ont été entrepris, certains redondants, non concluants, quand ils n’étaient pas contradictoires, publiés et diffusés prématurément dans les médias. Ils ont nourri la méfiance du public vis à vis de la science.
Les académies de Médecine, de Pharmacie et des Sciences ont rappelé dans un avis commun qu’un « essai thérapeutique répond à des règles méthodologiques et à l’observation d’impératifs déontologiques et éthiques. La transgression de ces principes ne favorise pas la découverte rapide d’un traitement. Tout au contraire, elle peut aboutir à une confusion qui réduit les chances de trouver des indications thérapeutiques irréfutables[4]». Tel a été le cas des études sur la chloroquine et l’hydroxychloroquine dans la Covid-19 : une recherche thérapeutique conduite sous pression et qui ne souscrit pas aux principes des essais thérapeutiques n’a pas permis pendant longtemps de conclure à l’absence d’effet de ces médicaments.
4- Un risque de dérives : « Mauvaises pratiques de recherche » et manquements à l’intégrité scientifique
Il faut bien distinguer les mauvaises pratiques de recherche de l’ensemble des articles frauduleux où les résultats sont délibérément faussés. L’empressement à publier en période de crise ne doit pas conduire à s’abstraire du respect de l’intégrité scientifique tel que le rappelle le Code de conduite européen pour l’intégrité en recherche[5]. Consubstantielle de toute activité de recherche, c’est sur l’intégrité scientifique des chercheurs que reposent le savoir et la connaissance. Le site « Retraction Watch » qui signale les articles rétractés par leurs auteurs dans les journaux scientifiques, le plus souvent pour manquement à l’intégrité scientifique, relève actuellement 221 articles Covid-19 rétractés[6]. Il est encore trop tôt pour faire le bilan des articles qui n’ont pas respecté les règles de l’intégrité scientifique.
Deux articles ont été rétractés spectaculairement car les données à la base des publications n’ont pu être fournies par leurs auteurs. L’un publié dans The Lancet le 22 mai 2020 portait sur l’analyse d’une banque de données de dossiers électroniques de 96 000 patients Covid-19 provenant de 671 hôpitaux de différents pays. L’article concluait à l’inefficacité thérapeutique de l’hydroxychloroquine et à un risque accru d’effets secondaires cardiaques graves, voire mortels, sous ce traitement. Cette publication a entrainé une réaction rapide de l’OMS qui a arrêté l’introduction de l’hydroxychloroquine dans son essai multicentrique Recovery. Il est vite apparu qu’aucune information ne pouvait être fournie sur la source des données à l’origine de l’article. Elles provenaient de l’entreprise Surgisphere dont l’un des dirigeants était aussi l’un des 4 auteurs de l’article. Absence de transparence, conflits d’intérêts, absence de consentement des patients, négligence des référés, précipitation de l’éditeur du Lancet, ont amené l’auteur principal à rétracter l’article du Lancet. l’OMS est revenue sur sa décision d’interdire l’hydroxychloroquine dans son essai thérapeutique, la France devait suivre ce volte-face. L’affaire a été qualifiée de « LancetGate »… Une autre étude publiée au début du même mois de mai 2020 dans le prestigieux New England Journal of Medicine (NEJM) a été aussi rétractée par leurs auteurs pour les mêmes raisons. Elle reposait sur des données fournies par Surgisphere et exploitées par le même auteur que dans le cas précédent ; elle concluait à l’absence d’effet des médicaments anti-hypertenseurs dans l’évolution du Covid-19. Elle n’avait pas provoqué le même émoi car elle ne portait pas sur la controversée hydoxychloroquine.
La rétractation des publications du Lancet et du NEJM a mis en lumière les importantes questions éthiques et déontologiques que soulève l’utilisation des banques de données des patients : le consentement des patients, l’accord des hôpitaux, la qualité des données, leur analyse par les évaluateurs et le rôle de l’éditeur en cas de publication.
5- Une confiance dans la science à sauvegarder
Les patients, les médecins et les scientifiques sont les premiers à pâtir des mauvaises pratiques de recherche et des entorses à l’intégrité scientifique. Les chercheurs et les sociétés savantes sont bien conscients de la nécessité de mener rigoureusement les essais cliniques et de lutter contre la fraude scientifique. Dans une Tribune publiée dans le quotidien Libération intitulée « Halte à la fraude scientifique » [7], ils rappellent « qu’un scientifique est libre de ses hypothèses, de sa méthode et de défendre celles qui vont à contre-courant. Mais pour convaincre, il doit apporter des résultats transparents, exhaustifs, reproductibles, afin que ses pairs puissent vérifier ce qu’il proclame : préalable indispensable pour en faire rapidement bénéficier la population ».
Sur le plan sociétal et politique, les méconduites scientifiques conduisent à des interprétations erronées et à des comportements à risque dans le domaine de la santé. Le prétendu effet nocif des vaccins contre la rougeole, les oreillons et la rubéole a contribué à la méfiance du public vis à vis de la vaccination en général [8]. La méfiance, voire la défiance du public vis à vis de la science, est une des conséquences désastreuses des méconduites scientifiques. Elle s’ajoute aux critiques formulées par ailleurs sur la gestion de l’épidémie par le gouvernement pour alimenter les théories du complot.
La brutalité de l’explosion de la pandémie et sa gravité ont amené les chercheurs à se mobiliser rapidement, à bouleverser leurs programmes de recherche et à communiquer dans la hâte avec tous les excès que cela peut comporter. Le public a pu être désemparé par une avalanche de publications scientifiques dont la qualité, l’intérêt et la rigueur étaient pour certaines questionnables. Pour autant, elles ne doivent pas éclipser les remarquables progrès scientifiques et thérapeutiques qui ont été accomplis au cours de la crise. Avec un recul de deux ans, on peut dire que la vraie science sort gagnante de la pandémie, en se rappelant, toutefois, qu’il faut du temps pour séparer le bon grain de l’ivraie.
[8] Un exemple caractéristique est celui du rejet de la vaccination ROR (rougeole – rubéole – oreillons) par le public suite à « l’affaire Wakenfield ». Une publication d’A. Wakenfield dans The Lancet en 1998 établissait un lien entre vaccination ROR et autisme. En 2011, plusieurs articles du British Medical Journal accusent le Dr. Wakenfield de fraude, il est radié à vie du Collège des médecins, mais il se trouve encore des partisans pour soutenir ses travaux
Propos recueillis le 18 mai 2022 par Amélie Rajaud
Amélie Rajaud (AR) : Jean-François Delfraissy (JFD), vous êtes médecin infectiologue et immunologiste, Président depuis 2017 du Comité Consultatif National d’Ethique. Le 11 mars 2020, alors que la propagation du virus Covid-19 s’amplifie considérablement en France, le « Conseil scientifique Covid-19 » est institué par le Ministre des Solidarités et de la Santé, M. Olivier Véran, à la demande du Président de la République. Sa mission est d’éclairer la décision publique dans la gestion de la situation sanitaire liée au coronavirus et vous en êtes nommé Président. Depuis sa création, le Comité a publié 68 avis, notes et rapports à l’attention du gouvernement[1] et accessibles par tous sur le site du Ministère des solidarités et de la santé[2]. Plus de deux ans après le début de la crise, le MURS (Mouvement Universel de la Responsabilité Scientifique) souhaite recueillir votre témoignage quant à votre expérience de la responsabilité scientifique en tant que Président du Conseil Scientifique Covid-19 en temps de pandémie.
La démarche scientifique face à l’expertise d’urgence
AR : La recherche nécessite du temps long, pour expérimenter, analyser, débattre puis soumettre ses résultats à l’évaluation par les pairs. Durant la pandémie, cette temporalité a été altérée, le gouvernement ayant parfois été contraint de prendre des décisions rapides, à la lumière des connaissances en cours d’acquisition.Comment conseiller le gouvernement dans ce climat d’urgence ?
JFD : Le rôle du Conseil Scientifique (CS) est de conseiller les autorités politiques dans un climat d’incertitude inédit, propre à la pandémie, et dont l’amplitude a évolué au cours de la crise. Je distingue trois moments charnières dans la lutte contre l’épidémie :
l’année 2020, affectée par les confinements successifs ;
l’année 2021, marquée par l’émergence de l’innovation : une compréhension plus fine des variants, et le développement de vaccins ;
l’année 2022, révélatrice de la nécessité d’apprendre à vivre avec le variant Omicron et la suite…
La gestion de la crise sanitaire impose de rechercher le point d’équilibre entre deux leviers d’action complémentaires :
les mesures de santé publique, qui appellent à la responsabilité individuelle au nom du bien commun, et cristallisent des positions parfois antagonistes quant à l’articulation des principes d’autonomie et de liberté ;
les innovations technologiques : vaccins, médicaments, tests diagnostiques, séquençage, bases de données etc.
Il ne faut pas les opposer, l’un et l’autre contribuent au contrôle de la crise, de façon plus ou moins importante en fonction de son évolution. La décision brutale de confiner les Français, en mars 2020, s’imposait. Nous ne bénéficions alors d’aucune visibilité scientifique eu égard aux caractéristiques du virus, aux outils aptes à le combattre efficacement. Nous n’avions pas d’autre choix pour protéger nos concitoyens les plus âgés et les plus fragiles. Par la suite, les progrès scientifiques et médicaux ont permis une gestion de crise plus adaptative, plus flexible, c’est-à-dire plus scientifique.
Au sein du Conseil scientifique, nous nous sommes efforcés d’agréger, dans la mesure du possible, tous les savoirs scientifiques disponibles : il est composé de scientifiques de disciplines différentes (sciences dures, sciences humaines et sociales…), de médecins, et de représentants de la société civile. C’est ainsi que nous avons pu développer une appréhension multidisciplinaire des enjeux sanitaires auxquels nous étions confrontés. A titre d’exemple, cette crise a fait naître un dialogue salutaire entre les modélisateurs et les cliniciens, qui confrontaient quotidiennement les hypothèses de projection à la réalité du terrain à l’hôpital. La rencontre des compétences et des expériences de chacun a significativement enrichi la réflexion du Conseil. Sa capacité à promouvoir une approche pluridisciplinaire et globale de la santé (« One Health ») a été particulièrement déterminante pour l’élaboration d’une réflexion constructive quant aux enjeux sanitaires en Outre-Mer.
Comment avez-vous géré la profusion des publications scientifiques revues par les pairs, mais aussi des preprints non validés ?
Chacun des membres du CS s’est attaché à mobiliser sa communauté nationale et internationale à collecter à la fois les publications scientifiques revues par les pairs, et les preprints non validés. Sur ce dernier point, nous avons toujours pris en compte avec une extrême prudence les informations qui nous parvenaient.
Le Conseil scientifique s’est particulièrement appuyé sur deux ressources spécifiques :
la bibliographie exhaustive fournie chaque semaine par l’ANRS-Maladies Infectieuses Emergentes (ANRS-MIE), qui inventoriait toute la littérature internationale ;
le réseau des membres du CS incluant nos homologues étrangers : les Conseils scientifiques européens, et le réseau international des scientifiques spécialistes des maladies infectieuses émergentes.
En situation de crise, toutes les informations comptent, et ne sont pas seulement issues des publications scientifiques, mais nous parviennent par la force des réseaux dont nous disposons. Elles seront, pour une partie d’entre elles, ensuite, publiées, mais leur détention précoce pour l’éclairage des réflexions en cours est incontestablement bénéfique.
Pour illustrer mon propos avec un exemple récent : j’ai appris, ce matin même (18 mai 2022), qu’une vague importante de contaminations au variant BA5, issu d’Omicron, plus transmissible encore, et apparu en Afrique du Sud, est en train de survenir au Portugal. D’ici quelques semaines, le BA5 y deviendra majoritaire alors-même que le taux de vaccination des Portugais est le plus élevé d’Europe. En raison de sa proximité géographique avec la France : allons-nous subir le déferlement de la vague portugaise sur notre territoire ? Allons-nous devoir renoncer aux scénarios optimistes que nous avions anticipés pour l’été 2022 ? Je ne peux vous l’indiquer ce jour. Je peux simplement vous prévenir, grâce aux informations qui circulent au sein des réseaux dans lesquels le Conseil scientifique s’inscrit, de la plus haute transmissibilité du BA5, et de sa présence certaine sur le sol européen. A priori, il ne paraît pas plus sévère que les précédents variants.
Les scientifiques ont l’habitude de composer avec l’incertitude, de la reconnaître et de la circonscrire autant que possible. Souvenez-vous, en avril 2020, nous ne savions pas si le virus se transmettait essentiellement par les particules aériennes, ou plutôt par contact. Il a fallu attendre fin 2020 pour comprendre et prouver que les lieux où les contaminations étaient les plus nombreuses étaient ceux au sein desquels le masque n’était pas porté : les cafés, les restaurants… Souvenez-vous de l’ignorance qui était la nôtre quant à la contagiosité des personnes asymptomatiques… L’apparition des vaccins n’a pas mis un terme au climat d’incertitude dans lequel nous évoluons : nous savons aujourd’hui qu’ils protègent très bien contre les formes sévères et les formes graves, mais assez modérément contre l’infection et la transmission. Nous-mêmes, scientifiques, avons du mal à en comprendre les causes, le grand public ne peut être qu’encore plus perplexe. De nombreuses questions scientifiques (variants, immunité en population, échappement immunitaire…) sont apparues et ont été résolues au fur et à mesure, nos connaissances ont progressé, mais les scientifiques doivent constamment être réactifs, « agir dans le savoir explicite de leur non savoir » (Jürgen Habermas), et demeurer des ambassadeurs de la prudence.
Comment s’organise la relation entre le CS et le gouvernement ?
Deux notions me paraissent fondamentales pour expliquer la qualité des relations qui se sont tissées entre le CS et les décideurs politiques : le temps et le doute.
Dans un climat d’incertitude, la notion du temps n’est pas la même pour tous :
le temps des médias est de quelques heures ;
le temps des politiques de quelques jours ;
le temps de la science est de plusieurs mois voire d’un ou deux ans, même si dans le cas de pandémie Covid-19, nous avons pu mettre au point un vaccin et développer des médicaments très rapidement. L’entrelacement des temporalités de chacun peut être source de tensions.
Par ailleurs, si les scientifiques savent reconnaître la juste place du doute dans leurs pratiques ou recherches, du fait de leur parcours universitaire (doctorat en particulier), la majorité des personnes qui nous gouvernent en France, n’y ont pas été initiées. Bien qu’à l’écoute et réactives, elles ne disposent pas d’une culture scientifique suffisante pour intégrer suffisamment d’humilité dans l’appréhension de la dimension sanitaire. Inversement, les scientifiques peinent parfois à saisir les vertus d’une communication fluide et régulière avec les acteurs politiques. Nous avons donc travaillé à la confluence de ces deux cultures très différentes. Des efforts doivent encore être entrepris de part et d’autre pour parvenir au développement d’un langage commun et d’un climat d’entente.
Je tiens ici à lever toute ambiguïté quant à la fausse idée qui a circulé au sujet d’un « troisième pouvoir médical en France ». Le pouvoir politique a toujours décidé, le CS n’avait pour mission que de l’éclairer à l’aune des données scientifiques disponibles. Le conseil scientifique a également parfois été confondu, à tort, avec le conseil de défense qui, lui, aboutit à des prises de décision. Le CS n’y a jamais participé. Il a anticipé différents scénarios et a rencontré les autorités politiques au plus haut niveau avant leur tenue, pour expliquer et commenter ses avis. Cette différenciation claire des rôles me semble souhaitable : la crise sanitaire n’est pas seulement sanitaire, mais aussi sociale et économique. Il est donc heureux que nos dirigeants soient conseillés par des experts divers, spécialistes de ces différentes dimensions, sans focalisation du pouvoir décisionnel sur l’une d’entre-elles.
Enfin, je tiens à rappeler que j’ai souhaité le Conseil scientifique aussi indépendant que possible par rapport au gouvernement. Bien que nommé par le gouvernement, celui-ci a respecté le périmètre de ses prérogatives, à savoir qu’il a été fidèle à ses missions de conseil, d’ordre scientifique. Par ailleurs, il s’est autosaisi plusieurs fois, sans se contenter de répondre aux questions posées par le gouvernement. Parfois ces autosaisines soulevaient des interrogations dérangeantes pour le gouvernement. Le Conseil scientifique a participé à sa mesure, à la santé démocratique du pays durant la crise.
Quel est le rythme de vos échanges avec les décideurs ?
Nos relations avec les décideurs politiques ont été de trois ordres :
des relations journalières, en particulier dans certaines périodes : relations téléphoniques, avec les conseillers à Matignon, à l’Elysée. A certains moments, nous étions en contact jour et nuit, 7 jours sur 7 !
des relations avec le plus haut niveau de l’Etat, souvent avant les conseils de défense, pour éclairer les décisions ;
des relations avec la presse et les citoyens via la publication de nos avis, une sur le site du Ministère des solidarités et de la santé.
Les ressources internes et la mission du Conseil Scientifique Covid-19
Le Conseil Scientifique Covid-19 a été constitué dans l’urgence, avec une composition pluridisciplinaire et un effectif restreint. Dans ce format, le Conseil Scientifique Covid-19 était-il autosuffisant pour rédiger et présenter ses avis au gouvernement ?
Oui, je le pense, précisément du fait de sa dimension multidisciplinaire. Après une réunion avec des scientifiques que j’avais co-organisée à l’Elysée, le Président de la République m’a confié la mission de créer un Conseil Scientifique. J’ai proposé certains de ses membres, d’autres l’ont été par le gouvernement puis ultérieurement par les deux assemblées. Réunissant toutes les spécialités concernées par l’épidémie de SARS-CoV-2, ainsi que des représentants des sciences humaines et sociales – une anthropologue, un sociologue, et une représentante de la société civile, la Présidente d’ATD Quart Monde, (par la suite, un vétérinaire, une pédopsychiatre et un gériatre nous ont rejoints) -, il était assez complet pour effectuer le travail d’urgence qui nous incombait. Il ne pouvait qu’être restreint, pour être extrêmement réactif. Je convoquais parfois en urgence les membres du Conseil le dimanche à 19h… Nous avons organisé depuis sa création, 290 réunions !
J’ai proposé au gouvernement d’inclure un économiste au Conseil, mais il ne l’a pas souhaité : il prévoyait en effet de créer un conseil scientifique de l’économie, qui finalement ne s’est pas constitué. Nous avons toutefois régulièrement travaillé en collaboration avec des économistes (Ecole d’économie de Paris, de Toulouse, OCDE…), ainsi qu’avec d’autres grandes structures de recherche. Peut-être marginale fin 2020, l’économie s’est finalement imposée dans les arbitrages politiques en 2021 avec l’arrivée des innovations médicales (vaccins…). Celle-ci relève néanmoins du gouvernement et non du Conseil scientifique.
La mission première du Conseil Scientifique Covid-19 est d’éclairer le gouvernement. Il a néanmoins été rapidement décidé de rendre les avis publics. Le Conseil Scientifique disposait-il d’autres ressources pour rédiger ses avis ? A qui ceux-ci s’adressaient-ils ?
Nos avis ont toujours été destinés, à la fois :
aux autorités sanitaires et politiques ;
aux autres scientifiques ;
ainsi qu’au grand public dans la mesure du possible (lecteurs un peu avertis ou ayant envie de suivre nos travaux) et aux médias.
Nous rédigions nous-mêmes nos avis, souvent dans un contexte d’urgence. Au printemps 2020, nous ne disposions pas encore du système de communication virtuelle (webinaires etc.) qui s’est mis en place ensuite : nous avons démarré nos travaux en organisant des réunions téléphoniques ! Notons que nous avons été accompagnés depuis le début par une équipe de jeunes diplômés de Sciences Po qui élaboraient des bibliographies notamment, par une conseillère en communication, avec qui j’avais déjà travaillé auparavant, ainsi qu’une agence qui assurait au plan pratique les relations avec les médias. Celles-ci ont été complexes : la confiance des citoyens en la science et la médecine demeure mais à un niveau sensiblement plus bas, alors même que rarement la science n’a finalement été aussi salutaire pour nous tous et en si peu de temps… Parmi les avis rédigés, certains sont assez complexes, et d’autres plus accessibles pour les autorités.
L’arène de la communication : la démarche scientifique est-elle compatible avec la communication de masse ?
A la mission première du Conseil Scientifique Covid-19, qui était de fournir un appui au gouvernement, s’est vite ajoutée une mission de communication vers le grand public. Face aux médias, comment répondre aux sollicitations légitimes, sans sacrifier la rigueur scientifique et tout en se protégeant ?
Le CS s’est posé la question de la communication avant de s’y engager mais dans une telle crise de société, il aurait paru absolument fou de ne pas s’y soumettre. Nous sommes donc plusieurs membres du CS à être intervenus dans les médias. Nous avons, chaque fois que cela nous semblait nécessaire, essayé :
d’informer les journalistes : le CS a organisé plusieurs séances d’information pour les médias, sur des questions très basiques et jusqu’à des sujets plus complexes : par exemple sur les nouveaux variants, les combinaisons, l’échappement immunitaire au vaccin…
de communiquer essentiellement à l’occasion de la sortie de nos avis ;
d’organiser des conférences de presse pour certains avis.
Certains jours je recevais plus de 40 demandes d’interviews : une folie ! J’avais un peu l’habitude des relations avec les médias, mais les journalistes scientifiques ou santé ont laissé place très vite aux journalistes politiques, qui traitaient les questions sous un prisme strictement politique, absolument pas scientifique. En février 2021, j’ai fini par me retirer en partie des médias, parce que chacune de mes interventions devenait source d’analyses, à la virgule près, voire de polémiques, sources de tension sur les réseaux sociaux, et de critiques non constructives vis-à-vis du CS. J’ai voulu protéger le CS. Un certain nombre de ses membres ont continué à être présents à la radio ou la TV, et ont bien rempli le rôle qui leur incombait, dans un climat plus apaisé que celui dans lequel j’évoluais alors : informer sur la science et expliquer nos avis.
Les chaînes de télévision en continu ont joué un rôle ambivalent. Très informatives dans un premier temps, dans la période de sidération des mois de mars et avril 2020, elles sont entrées ensuite dans une forme de compétition entre elles pour des effets d’audience. Il ne s’agissait plus de transmettre des informations mais de mettre en scène, de façon publique, les dynamiques de contradiction qui foisonnaient entre les scientifiques, voire de favoriser la controverse. « L’expertise » n’était plus vraiment là ! Les chaînes de télévision ne cherchaient qu’à augmenter le nombre des auditeurs, au détriment de la science. J’ai interpellé le CSA sur la possibilité d’une régulation, avec un succès très modéré.
Qui étaient donc ces pseudo-experts ?
En septembre 2020, après le premier confinement, à la fin de l’été, nous avions tous envie de considérer que la crise était finie, mais la réalité des données scientifiques nous a contraint à annoncer une 2e vague. Un grand nombre de personnes, présentées comme « expertes », ont envahi les plateaux de télévision pour contester nos anticipations. Des médecins et des scientifiques sans compétences dans le champ des maladies émergentes ou infectieuses, ont ainsi pris des positions qui étaient totalement inadaptées face à la crise, probablement aussi sous l’effet d’une anxiété généralisée qui les touchait peut-être personnellement. Ces comportements ont généré une forme de retard à la décision, mais les autorités sanitaires ont fini par confiner fin octobre et ces « experts » ont « disparu ». Certains hélas sont réapparus par la suite…
Pourquoi n’y a-t-il pas eu de régulation par les autorités sanitaires ou de recherche ?
Je reconnais qu’il est assez difficile de réguler le traitement et la diffusion de l’information. La liberté de la presse est un acquis fondamental !! En tout état de cause, il ne pouvait s’agir du rôle du CS. Je ne suis pas sûr non plus que cela puisse relever de l’Académie des sciences ou de l’Académie de médecine. Nous nous sommes posés la question, avec l’ANRS-MIE et l’Institut Pasteur, de la création d’un label d’expertise, mais il aurait été complexe à mettre en place et n’aurait offert qu’une garantie limitée contre les prises de positions personnelles, y compris d’experts « labellisés ». Ces enjeux relatifs à la communication doivent être pris au sérieux car ils conditionnent en partie la confiance que les citoyens accordent aux autorités et aux scientifiques qui les accompagnent.
Au-delà des médias traditionnels, comment avez-vous abordé les réseaux sociaux ?
A tort peut-être (serait-ce un problème générationnel ?), j’ai refusé, en tant que Président du Conseil scientifique, de communiquer sur les réseaux sociaux. Ceux-ci, par contre, se sont emparés largement des enjeux relatifs au Covid. Beaucoup ont été pourvoyeurs de fausses informations, et le CS a été souvent sous le feu des critiques. Mais imaginez, si nous avions été présents sur ces réseaux, combien il aurait été compliqué, voire même impossible en raison de nos moyens, d’être proactifs et de riposter à chaque fois qu’il l’aurait fallu !
Si vous n’êtes pas sur les réseaux sociaux, qui fait référence ? Peut-on laisser dire n’importe quoi ?
Bien sûr que non, et c’est pourquoi je m’interroge : ma position était-elle la bonne ? Aurais-je dû être présent sur les réseaux sociaux ? Si je fais le bilan, malgré tous les problèmes rencontrés dans les médias, toutes les controverses qui ont émergé sur les réseaux sociaux, si j’en crois les dernières données de l’OMS sur la surmortalité et l’économie, la France demeure dans le peloton de tête des démocraties européennes, y compris eu égard aux réponses à la crise qu’elle a développées. Si les Etats-Unis d’Amérique, pays de l’innovation, ont été à l’origine de toutes les avancées technologiques – vaccins, médicaments – le ratio de décès y très élevé, car les mesures de santé publique qui y ont été prises et la confiance des citoyens américains en leurs autorités et scientifiques n’a pas été suffisante. La Chine n’a pas su innover de façon convaincante, les vaccins qu’elle a produits sont moins efficaces, et les mesures de santé publiques extrêmes (comme la politique du « zéro covid ») qu’elle a imposées à ses citoyens, au détriment de l’ensemble des libertés, n’ont pas été protectrices.
Finalement, l’Europe, prétendument plus faible, mais démocratique, et la France, malgré un début très difficile, figurent parmi ceux qui s’en sortent le mieux, à tous niveaux. Les réseaux sociaux ont peut-être constitué un exutoire nécessaire pour une appropriation mesurée et suffisante par la population des mesures très contraignantes auxquelles elle a été soumise. Les Français ont en effet été extrêmement résilients vis-à-vis de cette crise. Ils ont accepté un certain nombre de mesures difficiles, qui altéraient leur vie personnelle et celle de leurs enfants. En dépit des doutes que la population française exprimait vis-à-vis des vaccins, les Français se sont faits très largement vacciner, et la France a l’un des taux de vaccination les plus élevés d’Europe, après le Portugal et l’Espagne (et serait au même niveau si nous ne comptions que la France métropolitaine).
La stratégie de communication dépend-elle aussi de la durée de la crise ?
L’inscription de cette crise dans la durée a été une surprise. Honnêtement, quand j’ai porté le message d’alerte en février-mars 2020, je pensais que nous subirions cette crise pendant un an ou dix-huit mois. Très vite ensuite, néanmoins, disposant d’une meilleure compréhension des caractéristiques du virus, je me suis rendu compte qu’il conduirait forcément à des mutations, et donc à des variants. Ordinairement, une crise est un phénomène aigu, qui comporte un début et une fin. Or dans celle-ci, il y a un début mais pas encore de fin : des vagues se succèdent environ tous les six mois. A terme, nous connaitrons probablement une atténuation de ces vagues et nous entrerons dans une ère plus endémique, mais nous sommes encore loin d’être libérés de cette crise. Il est fondamental d’instaurer une relation de confiance durable entre les conseillers scientifiques et les décideurs. Elle conditionne en effet la qualité du dialogue qu’ils entretiennent, que je juge satisfaisante en France.
L’articulation avec le Comité Consultatif National d’Ethique
Vous avez assumé la présidence du Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) et du CS : les deux fonctions étaient-elles compatibles ?
C’est une question que je me suis beaucoup posée. Je n’ai pas été nommé Président du Conseil scientifique en tant que président du CCNE. J’ai été nommé en tant qu’immunologiste ayant travaillé toute ma vie sur les virus émergents. Pour autant, c’est ma fonction de Président du CCNE qui m’a conduit à assister à une réunion de l’OMS à Genève mi-février 2020, plus exactement à une session consacrée aux questions éthiques que pourrait faire surgir l’apparition d’une grande pandémie. J’ai compris ce jour-là que la crise chinoise risquait de s’étendre au plan international, à une vitesse phénoménale. La conférence réunissait des spécialistes du monde entier, avec qui j’avais déjà travaillé sur Ebola et le VIH, et qui rapportaient des faits alarmants, en Lombardie et en Chine notamment. J’ai alors consulté des modélisateurs de l’Institut Pasteur et de la London School, qui m’ont confirmé que nous allions subir une crise d’une réelle gravité. S’en est suivie la réunion à l’Elysée, le 12 mars 2020, et la création du CS. Je me suis alors mis en débord de ma fonction de Président du CCNE jusqu’en novembre 2020. Toute une série d’avis du CCNE sont parus durant cette période, auxquels je n’ai pas participé.
Après avoir hésité, j’ai repris la présidence du CCNE en janvier 2021, parallèlement à celle du CS. Le CCNE a traité en 2021 une série de grandes questions éthiques et humaines, concernant notamment les publics les plus vulnérables, sur des sujets de démocratie en santé, et j’ai estimé que ma double fonction était devenue plutôt bénéfique et susceptible de contribuer plus largement à la diffusion de nos avis auprès des autorités politiques. Ainsi, finalement, je ne regrette pas, mais je suis très mauvais juge pour répondre !
Des principes éthiques et des méthodes de travail préexistant dans le cadre du CCNE ont-ils aidé dans la construction et le fonctionnement du Conseil Scientifique Covid-19 ?
Oui, le travail CCNE relève d’un exercice d’intelligence collective, multidisciplinaire. Il ne compte pas que des scientifiques, mais aussi des juristes, des spécialistes de sciences humaines et sociales. Savoir aborder un problème au travers de perspectives et de savoirs différents, savoir écouter l’autre et modifier sa pensée, produire un texte commun (je suis pour un consensus dur, c’est-à-dire qui se tient) correspondent à des compétences et des formes de collaboration tout à fait propres au CCNE, et qui sont aussi dans mon ADN bien sûr. Le CS a produit des avis[3] autour de la grande précarité, des prisons, des enjeux sociaux de la crise, de la démocratie en santé. Il a appelé à la création d’un comité citoyen. Ses réflexions ont ne se sont pas uniquement focalisés sur des aspects technologiques (ARN messager, bases de données, QR codes…), mais ont également soulevé enjeux éthiques et numériques relatifs à la crise sanitaire.
Comment s’articulaient les avis rendus par les deux instances, leur publication était-elle coordonnée ?
Il n’y a pas eu de coordination. J’ai bien séparé les avis des deux instances. Comme le CS, le CCNE s’inscrit soit dans la saisine soit dans l’auto-saisine, pour conserver son indépendance. Le CCNE a été saisi ou s’est autosaisi de grandes questions éthiques, y compris sur la vaccination, celle des adolescents, des enfants… J’informais simplement les membres, très régulièrement, lors de réunions du CCNE, de l’état de la situation sanitaire et des grandes questions qui se posaient.
Par exemple, vous ne vous êtes pas dit : « L’éthique de l’accès aux vaccins dans les prisons est plutôt un sujet qu’on peut laisser au CCNE » ?
Non car penser l’accessibilité des vaccins aux prisonniers (notamment des plus âgés) nécessite d’aborder des aspects très techniques ou opérationnels sur la morbidité et les mécanismes de contamination en prison, et non seulement éthiques. En revanche, certains avis moins techniques sur les enjeux relatifs à la vaccination, des enfants, des soignants, en population générale etc., ont été rendus par le CCNE et sont accessibles sur son site[4].
Les leçons de ces deux années de pandémie
Le concept de « démocratie sanitaire », défini par les Agences Régionales de Santé comme la participation de tous les usagers du système de santé à l’élaboration des politiques de santé, est revenu durant la crise sur la table des débats. Selon vous, la « démocratie sanitaire » sort-elle grandie de l’expérience de la pandémie ?
Insuffisamment… ! La démocratie en santé se construit autour d’un triangle incluant à la fois :
les sachants dont les soignants ;
le consommateur ou le patient ;
le décideur politique, quel qu’il soit.
La démocratie participative complète la démocratie représentative. La France est l’un des pays au sein duquel la démocratie participative est, la plus élaborée, grâce notamment à la loi Kouchner de 2002 et aux réflexions qui l’ont précédée. Nous avons construit par ailleurs au CCNE les Etats généraux de la bioéthique qui se sont appuyés sur ce principe. J’avais donc en main toutes les clés pour que la participation citoyenne dans cette crise puisse être au rendez-vous, pourtant elle ne l’a pas été. Au début de la crise, en mars 2020, la population française a connu un effet de sidération : tout s’est arrêté, le travail des associations s’est passablement ralenti voire arrêté. C’est seulement, une fois passé le pic de mi-avril 2020, que la question de la prise en compte de la parole des citoyens dans la gestion de la crise a pu être reposée. Le CS a demandé la constitution d’un comité citoyen, comme une entité autonome, qui n’aurait pas été sous sa dépendance. Il aurait pu éclairer le CS, faire remonter de la société un certain nombre de problématiques. Le gouvernement n’a pas retenu cette proposition, et je pense que c’est une erreur. Secondairement, en 2021, un comité citoyen sur le vaccin a été créé au niveau du CESE, mais le public en a très peu entendu parler et il a joué un rôle assez minime. Néanmoins, beaucoup de comités scientifiques et citoyens se sont organisés en province, dans les grandes métropoles (Grenoble, Lyon, Clermont-Ferrand, Rennes, Bordeaux, Strasbourg, Lille), et même, dans un deuxième temps, au sein des EPHAD. La démocratie en santé n’est donc pas née d’une intention gouvernementale, mais s’est déployée au fur et à mesure au niveau des territoires ; et finalement c’est peut-être plus sain. Le CCNE est en train de dresser le bilan de toutes ces activités et de leur apport concret. Si, au niveau européen, la France est le pays qui a œuvré le plus dans le champ de la démocratie en santé, nous aurions pu faire mieux à mes yeux au cours de la crise Covid-19.
Pour conclure, même si la crise n’est pas terminée, peut-être pouvons-nous en tirer de premières leçons. Si une nouvelle pandémie ou un nouveau variant survenait, sans traitement ni vaccin immédiatement disponible, comment selon vous faudrait-il procéder ?
Nous disposons aujourd’hui de meilleurs outils pour lutter, qui nous permettent de ne plus envisager de confiner quoiqu’il arrive (vaccins, traitements etc.), bien que l’épidémie ne soit pas terminée : rappelons qu’Omicron a causé 28 000 décès depuis le 20 décembre 2021, qui en a entendu parler ?
Peut-on dire qu’on s’y habitue ?
Oui, on peut le dire, dans une certaine mesure. Si la première question que nous devons nous poser dans la gestion d’une crise est « à quels sacrifices sommes-nous prêts à consentir ? », car un peuple doit savoir définir ce qu’il est prêt à accepter pour que la vie continue, celle qui s’impose aujourd’hui devient : « A quoi refusons-nous de nous habituer ? » Cette question reste en suspens. Concernant l’hypothèse de la survenue d’une nouvelle pandémie, indépendante de celle du Covid, comme l’OMS s’y attend désormais au long terme, je pense que nous allons devoir renouer avec beaucoup d’humilité car penser et agir de façon juste dans un monde complexe le requiert définitivement.
Patrice Debré, Professeur émérite d’immunologie à Sorbonne Université et membre de l’Académie nationale de médecine
Le succès des vaccins fut tel au XXe siècle que les populations, largement vaccinées, ont perdu la mémoire d’un certain nombre de maladies infectieuses, au moins dans les pays industrialisés. Comment expliquer alors le regain de défiance vaccinale qui rappelle aujourd’hui celle qui prévalait du temps de Pasteur et des premiers vaccins ? Les « contagionistes », comme on les appelait alors, s’opposaient à la vaccination et, farouches partisans du laisser-faire, plaidaient lors des épidémies pour la poursuite des échanges et du commerce. Il existait même, en 1850, une ligue internationale des opposants à la vaccination contre la variole. Les « anticontagionistes » prônaient au contraire la quarantaine et l’obligation vaccinale [1]. Dans les années 2000, la diminution de la couverture vaccinale, la multiplication des épidémies de rougeole depuis 2008 et l’échec de la campagne de vaccination lors de l’épidémie de grippe H1N1, ont fini par inciter le gouvernement français à rendre obligatoires un certain nombre de vaccins.
En ravivant, en 2020, la mémoire du danger lié aux maladies infectieuses, la crise de la Covid-19 a remis en lumière d’un côté le phénomène d’hésitation voire d’opposition vaccinale et, de l’autre, le rôle-clé du vaccin dans la lutte contre la pandémie. S’agissant de maladies infectieuses, les vaccins tentent en effet de prévenir la transmission des microbes et/ou les manifestations pathologiques, volontiers diverses, qu’ils entraînent. Lors de l’infection par le SARS-CoV-2, les vaccins ont occupé une place à part dans l’ensemble des mesures imposées et proposées, grâce à la rapidité avec laquelle des entreprises industrielles étrangères ont su innover et développer de nouveaux produits, les tester et les commercialiser après accord des agences réglementaires. Dans le même temps, l’irruption de cette mesure préventive s’est heurtée à la faiblesse de l’innovation industrielle en France, au phénomène général d’hésitation vaccinale, et à l’hésitation des autorités nationales entre la recommandation et l’obligation du vaccin. Nous avons souhaité reprendre ici quelques-uns des débats à propos de l’innovation et de la pratique vaccinale qui ont fait l’objet de réflexions critiques sur nos attitudes françaises.
1- Covid-19 et innovation vaccinale
La pandémie Covid-19 a ravivé la nécessité d’innovation vaccinale. Ce besoin n’est pas nouveau, mais cette mesure préventive, négligée par beaucoup en l’absence d’infections d’allure épidémique, montre le soutien qui doit être apporté à la mise au point de nouveaux vaccins. Or, force est de constater l’impréparation de la France en matière de vaccin contre le Covid, qu’il s’agisse de son invention, de sa production ou de sa dissémination. En France, l’innovation vaccinale s’est trouvée de fait confrontée au déficit industriel et en recherches académiques du domaine, alors qu’elle aurait dû être l’affaire de tous, scientifiques, politiques, citoyens, et recevoir ex ante un soutien collectif. Cela souligne une fois encore la nécessité d’une réflexion afin que les innovations biomédicales ne reposent pas seulement sur un dossier scientifique et technique mais qu’elles dépendent aussi de considérations sociales et médicales, tout autant que politiques et économiques [2,3]. De fait, le vaccin a été moins soutenu par les décideurs institutionnels que les autres formes d’immunothérapie jugées plus disruptives, telles les CAR T cells (Chimeric Antigenic Receptor T cells), stratégie d’immunothérapie cellulaire. On en veut pour preuve le faible nombre de programmes de recherche vaccinale soutenus par les Établissements Publics à caractère Scientifique et Technologique, tels l’Inserm ou le CNRS, compliqués des difficultés administratives qu’organise la réglementation française. Si l’on examine le soutien à l’innovation vaccinale, il faut en outre tenir compte des évolutions récentes de l’industrie pharmaceutique qui a subi des mutations profondes qu’illustrent la concentration des entreprises et leur nombre qui a chuté de moitié en France entre 1970 et 2018. Celles-ci développent de moins en moins de recherche propre en France. Elles misent sur le succès de start-ups, qu’elles exploitent ou absorbent si bien que la recherche est de plus en plus celle de ces petites entreprises, de celles qui connaissent les meilleurs résultats et les meilleures chances de développement, les plus grandes et les plus faciles adhésions sociétales. Or le vaccin, peu soutenu en France, n’a pas ou peu conduit à de telles sociétés de biotechnologie, et une fois produit par l’industrie pharmaceutique, a fait tout de suite questionner son adhésion, comme tout composé vaccinal. Peu de recherches innovantes y ont été consacrées dans notre pays, il n’a fait l’objet que de peu d’inventions et de brevets, et de peu d’appétence de la part d’une industrie qui regarde vers d’autres stratégies de profit. Face aux mutations de l’industrie, le soutien à l’innovation vaccinale fut moins important que pour d’autres formes d’immunothérapie jugées plus rentables, favorisant des modèles économiques qui privilégient l’approche de thérapie génique et cellulaire. Certes, le succès de nouveaux vecteurs vaccinaux et leur irruption sur le marché peuvent changer la donne et conduire une nouvelle réflexion. Mais il est intéressant de montrer à cet égard que dans certains pays, tels le Brésil ou l’Inde, l’État est lui-même financier des premiers stades de l’innovation sans laisser un face-à-face solitaire entre les chercheurs et les industriels du domaine. En France, l’Etat n’est pas là pour soutenir la recherche sur le vaccin, et il n’incite pas les industriels à s’y intéresser.
2- Les déterminants de la stratégie vaccinale
De quoi parle-t-on en matière de stratégie vaccinale ? Il s’agit d’une part de protéger le plus grand nombre pour protéger chacun contre la maladie, en l’occurrence l’infection. Mais il s’agit aussi de rechercher une immunité collective pour empêcher l’infection de se propager. L’objectif dans ce cas est de préserver un bien commun qui réduit les inégalités sociales et permet la réduction des dépenses de santé. Une telle pratique peut apparaître comme un bénéfice individuel indirect, la motivation altruiste jouant un rôle dans la prise de décision [4,5]. Il peut également s’agir d’une vaccination ciblée de personnes sensibles, de groupes à risque, ou de personnes de milieux défavorisés.
Les vaccins préventifs sont proposés à des personnes en bonne santé. Le risque d’être atteint par une maladie infectieuse peut être alors jugé par eux moins important que celui d’être affecté par les effets indésirables de la vaccination. Certains peuvent ainsi juger prioritaire de décider selon leur bénéfice individuel et la balance des risques, au détriment des critères basés sur des études scientifiques ou des bénéfices tracés à partir de résultats sur des populations importantes. Le développement massif d’Internet, des réseaux sociaux, et des applications de messagerie, permet une diffusion rapide et mondiale des réflexions relatives aux vaccins. On assiste ainsi à une diffusion virale de fausses informations ou d’informations contradictoires. L’information sur la vaccination est parfois instrumentalisée à des fins commerciales ou malveillantes et, ainsi que cela a été observé à propos de la Covid-19, la désinformation peut conduire à de la confusion et de l’anxiété. Il faut ajouter que, au-delà du vaccin et depuis de nombreuses années, la société se défie de l’industrie pharmaceutique et de son rôle dans l’élaboration des soins. Enfin des explications techniques qui accompagnent la vaccination, concernant notamment les vecteurs, tels les vecteurs viraux ou ARN messager, ou les adjuvants, peuvent inquiéter sur le risque des vaccinations et leur nécessité, ne tenant souvent pas assez compte de la diversité socioculturelle et structurelle de la société au sein d’une même nation. De fait, des normes sociales partagées par un groupe, des valeurs religieuses ou spirituelles attachées à la vie ou au corps, peuvent influencer de façon positive ou négative la valeur accordée au vaccin. Face à cela, les pouvoirs publics doivent arbitrer entre une stratégie vaccinale soit reposant sur l’absence totale de choix en rendant la vaccination obligatoire, soit laissant à chacun la liberté de se faire vacciner ou non, en se contentant de recommander la vaccination.
3- Liberté individuelle ou obligation vaccinale
Le Conseil constitutionnel a jugé que le caractère obligatoire de la vaccination présent dans le code de la santé publique n’était pas contraire à la Constitution de 1958, rappelant qu’il appartenait au Parlement de définir une politique de vaccination afin de protéger la santé à titre individuel et collectif. Si le principe de l’obligation vaccinale n’est pas remis en cause et pourrait même, à en croire certains, être conforté par l’avis du Conseil constitutionnel, la question de la pertinence de sa mise en application demeure. Au moment où l’on débat des risques liés à la vaccination autant que de ceux de la non vaccination, est-il opportun de rendre la vaccination obligatoire au détriment d’une stratégie qui conduirait à une adhésion concertée, et au risque de dégrader le taux de couverture maximale ? De plus les sanctions prises en cas de non-respect de l’obligation vaccinale peuvent peser plus lourdement sur les milieux défavorisés, interrogeant le principe de justice, ou être mises à mal par la défiance envers l’autorité publique, notamment dans le contexte de crise sanitaire. L’obligation vaccinale, on le voit, se situe ainsi à l’intersection du soin (le vaccin protège celui qui est vacciné) et de la santé publique (il protège les autres). Il met en tension l’autonomie de la personne et le principe du juste choix avec celui du bénéfice pour l’ensemble de la population. L’obligation est un choix stratégique qui a été considéré comme compréhensible et acceptable pour les pathologies graves, à expression peu variable, très contagieuses, et menaçant la santé publique. Concernant l’obligation, deux théories s’affrontent. D’un côté la pensée héritée de Kant, fondée sur l’idée que l’on doit suivre la loi pour elle-même et non par intérêt. L’obligation, dans ce cas, ne peut être qualifiée d’éthique car elle altère l’autonomie de la personne. De l’autre, le pragmatisme hérité de la philosophie utilitariste qui dit que la fin justifie les moyens. Puisque la finalité est de protéger les autres, se faire vacciner peut être qualifié d’éthique. Si la volonté générale va dans le sens de la vaccination, c’est elle qui désigne le bien commun et ainsi l’impose.
Au total, il existe une tension entre le souci de la liberté individuelle et de l’autonomie décisionnelle, d’une part, et celui de la solidarité avec la collectivité et du partage obligatoire par chacun du fardeau collectif, d’autre part. Or le droit au refus met le respect de l’autonomie au-dessus du bien commun, de la responsabilité de la population contre la contamination, de la solidarité de chacun avec la collectivité, de la protection des personnes vulnérables et de la bienveillance envers l’autre. On parle ici de droit, mais l’éthique n’est pas le droit. Elle repose sur une délibération ouverte et démocratique du meilleur équilibre. Aussi que doit faire et que peut faire l’éthique ? L’éthique doit proposer une stratégie en trois étapes : informer d’abord, convaincre ensuite, contraindre enfin. La contrainte doit être de dernier recours, et il est donc préférable d’informer et de convaincre dans un premier temps et dans ce cas de lutter contre l’hésitation vaccinale.
4- L’hésitation vaccinale et ses facteurs de facilitation
Qu’appelle-t-on hésitation vaccinale ? En 2011, un groupe d’experts de l’OMS a été réuni pour définir et étudier ce phénomène qui repose sur le fait de refuser un vaccin, de l’accepter avec retard, ou de l’accepter avec des doutes dans un contexte de disponibilité [6]. Selon une étude menée en 2016, la France était le pays qui avait le moins confiance dans la sécurité des vaccins, principalement chez les parents d’enfants en âge d’être vaccinés : 46 %des personnes interrogées mettaient en avant le risque des complications, 26 % refusaient le vaccin comme inutile, 7 % l’acceptaient avec retard et 13 % avec doute. Une bonne partie de ces réactions venait de personnalités qui, aujourd’hui parents, avaient connu en 1990 les controverses sur l’hépatite B [7]. L’hésitation vaccinale est complexe, dépend du contexte, varie avec le temps et le type de vaccin [8,9,10,11]. Certes, dans chaque population de groupes humains, on trouve des personnes qui acceptent les vaccins et d’autres qui le rejettent. Mais l’hésitation est le résultat de deux séries de facteurs, les uns individuels, dit de dispositions, d’autres socioculturels, dits de situation.
Les facteurs individuels sont multiples. Un des premiers déterminants dépend de la balance bénéfices/risques en défaveur de la vaccination. Le risque de survenue de maladie infectieuse grave, est perçu comme faible, tandis que les vaccins sont considérés comme dangereux. Le deuxième déterminant vient d’informations négatives, notamment via les nouveaux médias, qui confortent souvent les individus dans leurs opinions et diffusent même des fausses rumeurs, telles celles, frauduleuses, concernant l’implication du vaccin ROR (rougeole, oreillons, rubéole) dans la survenue de l’autisme [12, 13, 14].
Mais d’autres facteurs viennent interférer, notamment les facteurs de situation, dont les facteurs historiques, socioculturels, et les expériences passées. Il s’agit aussi de convictions éthiques, morales, ou religieuses, en lien avec la santé, la confiance dans les décideurs gouvernementaux et les personnels de santé.
Il existe également un troisième élément d’hésitation, spécifiquement lié à un type de vaccin, tels ceux à ARN messager, à son mode d’administration, à sa disponibilité, ou à un geste vaccinal. Les individus ont parfois des difficultés à trouver des informations claires et fiables sur les vaccins, sur les lieux où l’on vaccine, ce qui renvoie au rôle primordial du médecin traitant.
Ainsi, les facteurs dits de dispositions dépendent d’analyses et d’expériences individuelles, les facteurs de situation sont influencés par les décideurs, les leaders politiques ou d’opinons, les religions, les médias, les responsables de santé publique et bien sûr aussi les scientifiques. Les facteurs spécifiques dépendent de chaque type et modalité vaccinale. Soumise à ces différents facteurs, l’hésitation vaccinale se modélise en considérant trois types de variables :
une estimation du danger et la concurrence entre différentes priorités de santé à un moment de la vie ;
la confiance en la sécurité et l’efficacité du vaccin, la qualité et la compétence des systèmes de santé, la transparence et la motivation des prises de décision ;
la commodité de la vaccination, la capacité à comprendre l’offre, l’accessibilité économique, la corrélation avec le contexte de vie.
5- Des fausses rumeurs à l’infodémie
Dans chaque population, à travers ce continuum entre acceptation et refus où ces différents facteurs se répondent et agissent l’un sur l’autre, les études académiques de preuve d’effet peuvent se trouver rejetées, d’autant plus que l’on n’a pas confiance dans les décideurs. Se propagent alors les fausses rumeurs et les théories du complot. Car en face de situations complexes, les individus se réfugient dans des explications simples, voire simplistes. Au cours de la pandémie de Covid-19, les tenants de la théorie du complot ont pratiquement doublé d’octobre 2019 à octobre 2020. Les modifications rapides de la connaissance, celle des vaccins et de leurs formulations, de leur régulation, associées à des mesures de restriction de la liberté telles que le confinement ont facilité les théories du complot et les hésitations vaccinales. À cet égard, l’infodémie, terme qui traduit bien l’abondance et la diffusion d’informations, a rendu les personnes souvent anxieuses et confuses. En même temps, on put remarquer que ceux qui acceptent les informations incorrectes, souvent avec un faible bagage scientifique, sont aussi ceux qui favorisent et participent à leur dissémination. Il est important à ce titre d’analyser comment les différentes cultures ou sociétés se partagent la désinformation, telle la comparaison entre la France, les pays anglo-saxons ou la Chine.
Lutter contre l’hésitation vaccinale impose ainsi de bien connaître le sujet et de comprendre, pour l’expliquer, la science qui est derrière chaque vaccin. Combien de citoyens, lors de la pandémie de Covid-19, connaissaient et étaient capables d’expliquer les déterminants de l’immunité, les nombreux types cellulaires qui la composent, comme les multiples fonctions des anticorps, les tenants de l’immunité innée comme adaptative ? L’épidémie de SARS-CoV-2 a montré qu’une grande partie de la population a un faible niveau d‘éducation en santé et que cela joue un rôle majeur pour accepter ou rejeter les mesures sanitaires.
6- Du constat aux propositions d’actions
Une stratégie de lutte contre l’hésitation vaccinale impose de tenir compte de facteurs cités ci-dessus et de les analyser. Deux types d’action peuvent être proposés :
Il faut créer des espaces de dialogues, de discussions, de questions-réponses, utiliser des discours audibles. Cela doit se faire en lien avec le personnel médical et paramédical. Il faut recenser et hiérarchiser les populations et sous-groupes réticents, et concevoir des interventions adaptées aux situations ou aux contextes des populations concernées, en sachant qu’une seule stratégie ne peut répondre à elle seule à tous les cas d’hésitations vaccinales. Il faut s’aider d’enquêtes, susciter des programmes en sciences humaines et sociales. Diverses techniques de communication peuvent être utilisées pour délivrer des messages personnalisés ou selon les groupes. L’une des difficultés réside dans la circulation d’informations contradictoires, y compris parmi les personnes faisant autorité. De nombreux médecins et pharmaciens doutent encore de la pertinence du vaccin, non pas tant au sens large, mais au sens de l’administration de certains vaccins en particulier, ou à certaines populations cibles. Il n’y a pas d’unité dans l’information des sachants, du fait que les données sont parfois encore incomplètes, notamment sur certaines populations à risque, personnes âgées ou enfants, immunodéprimés, et que l’on manque parfois également de recul et de données sur les effets à long terme et sur l’adaptation aux nouvelles techniques vaccinales. Enfin il faut savoir que les motivations pour la vaccination dans une perspective altruiste portent beaucoup plus sur les proches et la famille que sur la société, notamment lorsque les parents doivent décider pour leurs enfants. En résumé, sur ce premier point, il faut s’accorder sur la science, ce qui est connu et reste encore à démontrer ou découvrir, et communiquer largement à ce propos.
en second lieu, il faut améliorer l’éducation en santé, qui doit être vécue comme un enjeu social. L’hésitation vaccinale représente une opportunité formidable pour éduquer sur la santé, notamment dès le plus jeune âge, c’est-à-dire au collège et dans les lycées. Depuis 2016, l’extension de l’obligation vaccinale accompagnée par une concertation citoyenne a porté ses fruits, puisque les couvertures vaccinales ont augmenté tandis que le pourcentage de doute dans la population a diminué. Mais il s’agissait essentiellement de vaccins de la petite enfance et, parmi les vaccins recommandés, certains tel celui contre l’HPV continuent de susciter de la résistance. L’éducation en santé dans les établissements scolaires doit être poursuivie. Elle est l’occasion pour le personnel de santé et les chercheurs du domaine de conduire les individus, adultes à venir, à des choix éclairés, de manière à maintenir et améliorer leur santé et celle de leurs proches. Le choix du vaccin se prête bien à informer sur le principe de prévention, pour en faire connaître les mécanismes d’action et, au-delà, pour populariser le système immunitaire et ses performances.
Deux séries d’initiatives peuvent être ainsi proposées pour lutter contre l’hésitation vaccinale, l’une, active, par le dialogue personnalisé, l’autre, préventive, par la lutte contre le manque d’éducation en santé. Toutes deux rentrent dans les deux stratégies essentielles, les plus éthiques, de l’utilisation du vaccin et de la lutte contre l’hésitation vaccinale : informer et convaincre.
[1] Debré, P., « Louis Pasteur », Flammarion, 1993
[2] Comité Consultatif National d’Ethique, Avis 135, « L’accès aux innovations thérapeutiques : enjeux éthiques », 2020
[3] Comité d’éthique de l’Inserm, « Repenser l’innovation en santé : vers une approche éthique plurielle », 2020
[4] Comité Consultatif National d’Ethique, « Enjeux éthiques relatifs à la vaccination contre la Covid-19 des enfants et des adolescents », 2021, https://www.ccne-ethique.fr/node/394
[6] WHO, “Report of the SAGE Working Group on Vaccine Hesitancy”, 2014
[7] Bocquiert A., Fressard L., Cortaredona S., Ward J., Seror V., Peretti-Watel P., Verger P. et le groupe baromètre santé 2016, « L’hésitation vaccinale en France, Prévalence et variation selon le statut socio-économique des parents », Med Sci (Paris), 2020, 36 : 461-464
[8] “Countering COVID-19 Vaccine Hesitancy: Report of an IAP Webinar with Recommendations for Action”, 2021, https://www.interacademies.org/sites/default/files/2022-04/Countering%20COVID-19%20Vaccine%20Hesitancy%20final.pdf
[9] Wadman, M., You, J., “The vaccine Wars: Debunking myths, Owning real risks and courting doubters”, Science, 2017, 356 (6336), 364-365
[10] Dubé, E., Laberge, C., Guay, M., Bramadat, P., Roy, R., Bettinger, J., “Vaccine Hesitancy: an overview”, Human Vaccines and Immunotherapeutics, 2013 Aug;9(8):1763-73
[11] Gluckman, P., Bardlsey, A., Kaiser, M., “Brokerage at the science-policy interface: from conceptual framework to practical guidance. Humanities and social Sciences”, Humanities and social sciences communications, 2021, 8, 84
[12] Deer B., “How the case against the MMR vaccine was fixed”, BMJ 2011;342:c5347
[13] Taylor B., Miller E., Farrington C.P., Petropoulos M.C., Favot-Mayaud I., Li J., Waight P.A., “Autism and measles, mumps, and rubella vaccine: No epidemiological evidence for a causal association”, Lancet, 1999; 353(9169): p. 2026-2029.
[14] Deer B., “How the vaccine crisis was meant to make money”, BMJ 2011;342:c5258
Jean-Gabriel Ganascia, Professeur d’informatique à Sorbonne Université, ex-Président du Comité d’Éthique du CNRS
La pandémie de CoViD-19 s’est accompagnée de la diffusion d’une profusion d’informations à caractère prétendument scientifique parmi lesquelles le meilleur — à savoir les articles relatifs aux avancées scientifiques majeures — a côtoyé le pire, fait de toutes sortes de théories fumeuses et fausses sur des remèdes miracles ou sur l’origine de la maladie. Les médias numériques ont joué un rôle central dans la diffusion massive et incontrôlée de toutes ces informations. Cet article tente de donner un aperçu des nouveaux régimes de communication scientifique liés à l’ouverture des revues scientifiques, à la profusion des pré-impressions, à l’appétence du grand public pour les informations scientifiques, à l’apparition des réseaux sociaux, au parasitage opéré par des soi-disant experts et enfin à l’intervention de personnalités charismatiques qui exercent un grand pouvoir sur les esprits.
Avant-propos
Au premier trimestre 2007, Vincent Hervouët, alors chef du service international de la chaîne de télévision LCI, évoquait dans un article le rôle des médias et de l’information « non contrôlée » dans les rapports entre science et société[1]. On retiendra cinq points importants. En professionnel, Vincent Hervouët soulignait d’abord les contraintes économiques qui conduisaient les chaînes d’information à préférer des plateaux, avec des invités reconnus, à des enquêtes sur le terrain. Second point, l’hyper-concurrence tendait paradoxalement à renforcer le conformisme des médias qui craignaient de ne pas aborder les sujets du jour et d’être devancés par leur concurrents. Troisième point, plutôt que de traiter les questions en profondeur, en faisant appel à des experts compétents, on recourait aux recettes classiques en jouant sur la peur, la passion de l’égalité, la compassion etc. Quatrième point, l’Internet constituait une chambre d’écho redoutable amplifiant des prises de positions minoritaires et hétérodoxes qui n’auraient pas, du fait de leur manque de justifications tangibles, été relayées auparavant. Enfin, cinquième point, il n’y avait pas de raison que les scientifiques échappassent à la suspicion générale qui frappait les politiques, la justice, les églises, les enseignants, les médias et toutes les autorités.
À l’époque, les réseaux sociaux balbutiaient (rappelons que Facebook a été créé en 2004 et Twitter en 2006) et leur influence sur la circulation de l’information restait marginale, tout au plus quelques centaines de milliers de personnes. Quinze ans plus tard, le monde a changé. La toile joue désormais un rôle considérable au point de concurrencer la télévision, en particulier chez les jeunes générations. Dans ce contexte nouveau, les cinq points mentionnés par Vincent Hervouët conservent toute leur pertinence, si ce n’est que les constats se sont exacerbés : les contraintes économiques pesant sur les médias de masse se sont accrues, ce qui conditionne plus encore le format des émissions. Le conformisme n’a jamais été aussi fort et l’on fait toujours appel aux passions populaires afin de ne pas risquer de perdre des parts d’audience. Quant aux points quatre et cinq — rôle prépondérant de la toile dans l’accès à l’information et suspicion à l’égard de toute autorité, dont celle des scientifiques — ils se sont hypertrophiés dans des proportions considérables. C’est dans ce contexte nouveau que nous allons analyser la communication scientifique lors de la pandémie de CoViD-19.
Rappelons, pour commencer, qu’au tout début de la crise sanitaire, le comité d’éthique du CNRS (COMETS) s’est réjoui : on n’avait jamais assisté à une telle progression du savoir, et surtout, à une publication et à une mise à jour aussi rapide des articles scientifiques, et il n’y avait jamais eu autant de chercheurs invités dans les médias grand public. Mais, très tôt, il a déchanté face au traitement des informations scientifiques où l’on mettait sur le même plan de simples opinions, des observations empiriques, des conclusions hâtives tirées de ces observations et des résultats de recherche prouvés avec rigueur. Ces constatations l’ont amené à s’interroger sur la communication scientifique en situation de crise, qu’il s’agisse de la communication entre scientifiques — qui a beaucoup évolué récemment du fait de l’accès ouvert, tant aux données qu’aux publications, et de la numérisation des revues —, de la communication entre les scientifiques et le grand public — qui a, elle aussi, subi des transformations majeures avec l’évolution des médias de masse comme les chaînes d’information continue ou les réseaux sociaux —, et enfin de la communication des scientifiques vers les décideurs politiques. Cette réflexion collective a fait l’objet d’un avis public[2] où le COMETS a déploré les écarts à l’intégrité scientifique, à la déontologie et à l’éthique qui ont accompagné les nombreuses publications scientifiques sur la CoViD-19, en particulier celles qui portaient sur les traitements de cette maladie par l’hydroxychloroquine. Dans le même temps, en ma qualité d’informaticien, j’ai approfondi ces questions en m’appuyant sur un modèle théorique issue de la théorie de l’information que j’ai transposé à la communication scientifique. C’est ce modèle que je présente ici.
1- Fondements de la communication scientifique
En préliminaire, commençons par rappeler les principes généraux de la communication. À cette fin reprenons le schéma classique venu de la théorie mathématique de la communication de Claude Shannon et Warren Weaver[3] tel qu’il a été réinterprété en 1960 par le linguiste Roman Jakobson[4] pour déterminer les différentes fonctions du langage[5]. Comme on le voit dans la figure qui suit, ce schéma distingue l’émetteur, le récepteur, le message, le canal, le code et le contexte.
Rapporté à notre propos, l’émetteur est en principe un « expert », à savoir un scientifique spécialiste de ce dont il parle ou, à défaut, un scientifique de renom, voire simplement un scientifique médiatique ou même un journaliste.
Quant au récepteur il peut s’agir d’un chercheur spécialiste du domaine ; dans cette éventualité, la communication est essentielle à la vie de la communauté scientifique. Mais le récepteur peut aussi être une personnalité politique, soit qu’elle ait été investie de hautes responsabilités et qu’elle souhaite prendre des décisions importantes en fonction de l’état des connaissances scientifiques, soit qu’elle cherche à évaluer et à critiquer les décisions prises. Il arrive aussi que le récepteur soit un journaliste et, par son intermédiaire, le grand public, voire même, aujourd’hui, compte tenu des nouvelles modalités de communication, directement le grand public.
En matière de communication scientifique, le message devrait porter sur des avancées de la recherche ou sur des explications à destination du public. Comme nous le verrons, il arrive malheureusement qu’il en aille tout autrement et que nombre d’entre ces messages vise à discréditer tel ou tel, ou au contraire à en faire une promotion indue.
Journaux scientifiques, presse à destination d’un public large, réseaux sociaux, émissions de radio ou de télévision, et, parmi celles-ci, chaînes d’information continue, les canaux de la communication scientifique varient grandement de nos jours, et comme nous le verrons, cela a une incidence considérable sur les modalités de la communication.
Le code, à savoir le système de symboles, c’est-à-dire le langage à l’aide duquel on représente l’information, varie aussi selon l’émetteur, le destinataire et le canal. Il fait appel à des notions plus ou moins techniques, à tonalité plus ou moins empathique et émotionnelle, en fonction du public à qui le message est destiné et du média employé. Celui-ci joue un rôle clef : le succès d’une communication de masse en dépend.
Enfin, le contexte de la communication apparaît essentiel, en particulier dans une situation de crise sanitaire où il y a une très forte demande d’information de la part tant du grand public que des scientifiques ou des politiques. Les médias essaient de se faire l’écho de ces besoins et de les satisfaire avec les finalités qui leur sont propres, et qui ne sont pas toujours identiques à celles des chercheurs.
Au reste, et c’est très certainement la principale originalité de la communication de masse à l’heure des réseaux sociaux, il existe avec des médias comme Twitter, une rétroaction des destinataires vers les émetteurs. De ce fait l’autorité des scientifiques dans la communication en direction du grand public se trouve mise au défi par des interpellations plus ou moins vigoureuses provenant de différentes composantes de ce même public.
2- Finalité et réussite de la communication scientifique
2.1- Finalités scientifiques et économiques
Ce schéma étant posé, il convient de préciser que les finalités de la communication diffèrent selon l’émetteur, puisqu’en principe c’est lui qui est à l’origine du message. Et, pour un scientifique, l’objectif devrait être de transmettre des connaissances validées, même si, comme cela arrive parfois, certains poursuivent occasionnellement d’autres buts, plus personnels. Ainsi, arrive-t-il que des chercheurs outrepassent les procédures de validation en vigueur dans leur communauté, pour satisfaire d’autres motivations, par exemple la satisfaction narcissique d’être reconnu individuellement ; certains commettent même parfois, dans cet objectif de reconnaissance, des infractions à l’intégrité scientifique. On pourrait parler là d’une forme de corruption, puisque le scientifique se détourne de sa vocation qui est la quête de vérité, au profit d’ambitions égoïstes.
Ajoutons que les visées de la communication peuvent aussi être fixées par les gestionnaires des canaux afin d’accroître leurs bénéfices propres en augmentant les flux d’information qui y transitent. Ils y parviennent soit en multipliant le nombre de récepteurs, comme c’est le cas pour les médias de masse qui emploient les recettes éprouvées que mentionnait Vincent Hervouët, soit parfois, et de façon radicalement opposée, comme c’est le cas avec les publications scientifiques en accès ouvert, en accroissant le nombre d’émetteurs-payeurs, au risque de dérives dont nous parlerons plus loin.
2.2- Conditions et défis d’une communication réussie
En regard de ces finalités, on évalue la réussite de la communication à la satisfaction de ses visées. En l’occurrence, dans le cas de la communication scientifique, celle-ci se heurte à maintes difficultés tenant soit au dévoiement des émetteurs, experts ou scientifiques en mal de reconnaissance personnelle, soit aux intérêts particuliers des canaux. Dans l’un et l’autre cas, la finalité de la communication s’éloigne de ce qui devrait être sa visée première, à savoir la transmission de la vérité.
À cela s’ajoute une difficulté supplémentaire qui tient aux idéaux de transparence et d’ouverture qui traversent les sociétés démocratiques actuelles et qui soumettent la communication scientifique à des exigences nouvelles : tout résultat doit être diffusé intégralement, même s’il n’a pas encore été totalement évalué (idéal de transparence) et cette diffusion doit être gratuite (idéal d’ouverture). Il s’ensuit qu’avant même d’avoir été pleinement validés, des travaux font l’objet d’une communication entre scientifiques qui peut être « interceptée » par des journalistes, voire même directement par le grand public, qui ne les comprennent pas totalement, ce qui donne naissance à toutes sortes de malentendus. Dans un ordre d’idées analogue, l’exigence de transparence de la communication des scientifiques en direction des décideurs politiques a conduit le conseil scientifique CoViD-19 à publier sur son site l’ensemble de ses avis, au risque d’effets contre-productifs, comme nous le verrons.
Finalités et défis tenant au contexte de crise sanitaire
À ces transformations de la communication tenant aux conséquences d’une utilisation extensive des canaux numériques s’ajoute, dans le contexte de la crise sanitaire, des enjeux spécifiques liés au climat d’urgence, d’incertitude et d’anxiété généralisée. Partager l’information aussi vite que possible au sein de la communauté scientifique, conseiller les décideurs, répondre aux interrogations légitimes du grand public, autant d’impératifs qui se font jour dans ce contexte précis de la crise sanitaire, et qui imposent de nouvelles finalités à la communication et lancent, à tous ses acteurs, des défis inédits.
Dans la suite de cet article, nous allons examiner les dérives de la communication scientifique dans le double contexte de l’ère du numérique et de la crise sanitaire, en prenant pour fil directeur de notre analyse le modèle de communication que nous venons d’exposer. Puisqu’il s’agit de communication scientifique, l’émetteurest soit un scientifique, soit quelqu’un qui, à tort ou à raison, se prétend être son porte-parole. Quant au message, il devrait toujours porter sur des connaissances validées avec des procédures reconnues par la communauté scientifique, même, si, malheureusement, on fait parfois passer pour telles des discours d’un autre ordre. En revanche, le canal, le code et les récepteurs varient. Pour aborder toutes les questions qui se posent aujourd’hui, nous structurerons la suite de cet article à partir des différents récepteurs possibles, les scientifiques d’abord, le grand public ensuite et les décideurs politiques enfin.
3- Dérives de la communication scientifique en temps de crise et à l’ère du numérique
3.1- Dérives de la communication à destination de la communauté scientifique
Finalité et réussite de la communication à destination des scientifique
Lorsque les scientifiques communiquent à leur communauté scientifique, ils cherchent à faire reconnaître leur contribution propre comme constituant un apport substantiel, tout en faisant avancer l’état des connaissances.
Pour que la communication scientifique entre scientifiques atteigne ses objectifs il faut que deux conditions soient réunies :
le récepteur, censé être un scientifique compétent, doit comprendre le message,
le contenu du message doit contribuer substantiellement à l’amélioration des connaissances communes.
Pour mesurer la contribution d’un résultat à l’amélioration des connaissances, les scientifiques ont mis en place un certain nombre de procédures, en particulier l’évaluation par les pairs et la vérification du respect des bonnes pratiques et de l’intégrité scientifique. Elles seules permettent d’en valider l’apport.
Effets contrastés des innovations dans les modes de communication
Dérives liées à la dématérialisation
En se dématérialisant, les canaux de la communication scientifiques permettent une diminution drastique des coûts de duplication (plus d’impression ni de papier), de mise à jour et de distribution. Cela a conduit à l’ouverture des publications, c’est-à-dire à la gratuité de l’accès, puisque la multiplication du nombre des lecteurs se fait sans coût additionnel. Cette ouverture est très positive dans son principe, car le savoir devient accessible librement à tous, sans frais d’aucune sorte. De plus les supports numériques accélèrent considérablement la diffusion de l’information, ce qui a été tout particulièrement le cas durant la pandémie. Autrement dit, la connaissance se démocratise, puisqu’il n’y a plus de barrière financière, qu’elle se dissémine quasi-instantanément et qu’en conséquence, tous y accèdent à loisir.
L’expérience a toutefois montré que la dématérialisation présentait deux effets délétères majeurs :
D’un côté, il y a une multiplication inouïe et injustifiée du nombre despublications, qui tient à la nature des nouveaux canaux de transmission et aux intérêts financiers des éditeurs ;
d’un autre côté, les publications scientifiques sont interceptées par desrécepteurs (journalistes, grand public) auxquels elles n’ont pas été initialement destinées et qui ne maîtrisent pas le code de ces communications, ce qui conduit à toutes sortes de malentendus.
Puisque le payeur n’est plus le lecteur, qui soit s’abonnait individuellement aux revues, soit fréquentait les bibliothèques qui souscrivaient des abonnements, c’est-à-dire le récepteur, mais le producteur, à savoir l’émetteur, et qu’il n’y a pas de frais de reproduction, on peut accroître indéfiniment le nombre publications payées par les émetteurs sans qu’aucune des deux conditions de réussite de la communication scientifique à destination des scientifiques, à savoir compréhension du message et contribution à l’avancement des connaissances, ne soit vérifiée. En effet, comme il n’apparaît plus nécessaire d’avoir de récepteur pour assurer la viabilité économique d’un journal, la compréhension par ce récepteur supposé ne pose plus de problème. De plus, la vérification du caractère substantiel de la contribution scientifique véhiculée par les messages devient, parfois, factice, car elle n’est plus indispensable pour assurer la viabilité économique d’une revue. Le cas extrême est celui des publications dites prédatrices parce qu’elles simulent les procédures de validation en vigueur dans les revues scientifiques en vue de faire illusion, pour laisser croire qu’il existe une évaluation sérieuse, là où il ne s’agit en fait que de faire payer des frais de publication aux chercheurs. À cet égard, on ne peut manquer d’évoquer un canular symptomatique des défauts des procédures d’évaluation : la parution, lors de la pandémie, dans une revue internationale, d’un article sur l’effet de l’hydroxychloroquine sur les accidents de trottinettes signé, entre autres, par Némo Macron, le chien du président de la République[6] domicilié au Palais de l’Élysée… On observe couramment des dégradations moins flagrantes, avec par exemple les évaluations de complaisance dont la publication des premiers articles de Raoult atteste, au moins l’un d’entre eux[7] qui a paru dans la revue, International Journal of Antimicrobial Agents, dont le rédacteur en chef, Jean-Marc Rolain, en était l’un des signataires. Comme des études[8] l’ont mis en évidence, le contexte de la crise sanitaire a contribué à l’amplification de telles pratiques ou, tout du moins, à leur révélation.
Dérives liées aux prépublications
Un deuxième effet vient de la possibilité donnée à chacun d’être son propre éditeur ou, simplement, de publier sur des sites d’archives comme HAL ou de prépublication comme MedRxiv et BioRxiv, sans évaluation scientifique préalable. Cela permet de faire connaître plus vite des articles destinées, en principe, à être publiées dans des journaux scientifiques, sans attendre les délais d’évaluation qui peuvent être très long. D’un côté, cela accélère diffusion, ce qui dans une période de crise peut être salutaire ; on doit s’en réjouir. D’un autre côté, cela donne un statut de quasi-publications scientifiques à des travaux qui n’ont pas encore été validés, ce qui peut faire illusion, en particulier auprès du grand public. C’est ce qui s’est produit lors de la crise sanitaire où un nombre très considérable de prépublications fantaisistes, vantant par exemple les mérites de l’hydroxychloroquine, a fleuri.
Dérives liées aux réseaux sociaux
Une dernière question porte sur les nouveaux outils de communication, comme les réseaux sociaux, et sur leur utilisation dans la communication des chercheurs scientifiques. Ceux-ci sont utilisés pour l’évaluation des travaux scientifiques après publication. C’est le cas du site PubPeer très populaire dans différents secteurs scientifiques où il permet d’organiser des « salons de lecture » en ligne. De telles initiatives apparaissent louables lorsqu’elles se destinent à l’animation de communautés scientifiques restreintes, pour alimenter les débats entre chercheurs et, parfois mettre en évidence des irrégularités, voire des entorses à l’intégrité scientifique que l’évaluation par les pairs n’avait pas été en mesure de révéler, comme celle dont s’était rendu coupable un chercheur en biologie végétale très prestigieux, Olivier Voinnet[9].
Des effets dommageables surgissent lorsqu’il y a interception par un public non scientifique à des fins polémiques. Dans cette éventualité, l’opinion commune condamne des chercheurs avant que les dossiers aient été instruits, ce qui peut conduire à des injustices. Ces conséquences sont d’autant plus problématiques que les dénonciations sur PubPeer peuvent être anonymes.
Mais, le site PubPeer a aussi eu des effets bénéfiques au cours de la crise sanitaire, lorsqu’il a relayé les allégations d’infraction à l’intégrité scientifique portées par une microbiologiste, Elisabeth Bik, à l’encontre de Didier Raoult pour plusieurs anomalies (en particulier des images dupliquées) et des problèmes liés à la méthodologie employée dans plusieurs publications qu’il a cosignées avec plusieurs de ses collègues[10]. En retour, Didier Raoult et son confrère, Éric Chabrière, ont entamé une procédure judiciaire contre Elisabeth Bik, accusée de harcèlement, et contre l’administrateur de PubPeer, Boris Barbour, accusé de complicité pour avoir relayé les interrogations d’Elisabeth Bik. Dans ce contexte, nous avons vu des débats entre scientifiques, sur des sujets scientifiques, portés auprès des tribunaux, devant des magistrats qui n’ont plus rien à voir avec les pairs. Consécutive à un dysfonctionnement des canaux de communication entre chercheurs, une telle judiciarisation est fortement dommageable pour l’ensemble de la communauté scientifique.
3.2- Dérives de la communication scientifique à destination du public
Finalité et réussite de la communication à destination du grand public en temps de crise
En temps ordinaire, une communication scientifique réussie à destination du grand public devrait lui permettre d’accéder à une compréhension globale des enjeux des avancées de la science ; elle devrait aussi lui inspirer confiance dans la démarche scientifique. À la différence de la communication entre chercheurs, cette dernière ne vise pas à procurer une connaissance de détail de chaque résultat particulier et des procédures employées pour y parvenir, mais elle doit offrir une vision d’ensemble de l’état des connaissances.
Lors de la crise sanitaire il y eut une forte demande d’informations scientifiques de la part de la population liée à l’anxiété, au besoin de comprendre, mais aussi au désir de trouver des solutions immédiates qui éviteraient les désagréments comme le port du masque ou la vaccination.
Or, de nombreux obstacles à une bonne communication surgissent et, paradoxalement, l’amélioration des techniques de communication rend cette médiation plus hasardeuse qu’auparavant. Analysons ces obstacles en partant des différentes composantes du modèle de communication que nous avons décrit.
Obstacles dans la communication tournée vers le grand public
Obstacles liés au code
Il est évident que le code au sens donné plus haut dans le schéma général de communication, à savoir le langage employé à destination du grand public, diffère grandement du code employé entre les chercheurs d’une communauté scientifique étroite. Les obstacles liés au code apparaissent d’autant plus prononcés en période de crise, qu’il y a une demande très vive du public. Trois stratégies de communication se dégagent alors :
1) Renoncer, au nom d’une perspective administrative (ou bureaucratique) de la science qui restreint la cible de la communication à une caste de sachants, spécialisés dans leur domaine, et qui frustre le public de toute compréhension. Dans cette éventualité, on prend acte de l’impossibilité d’une communication scientifique à destination du grand public.
2) Envoyer des messages simples, en incarnant la science par des figures charismatiques de « passeurs » qui, parfois (mais pas toujours), détournent cette fonction au profit d’une vision très personnelle. Ce que l’on appelle le « populisme scientifique »[11] vient du pouvoir que prennent certaines de ces figures.
3) Transmettre une information complexe, au nom de la volonté de faire comprendre sans céder à la facilité et sans tromper. Mais, cette volonté sincère se heurte, comme l’expliquait déjà Vincent Hervouët, aux contraintes d’ordre économique et commercial que font peser les canaux de communication sur la communication elle-même.
Obstacles liés aux canaux de communication
Le rythme de diffusion de l’information diffère grandement selon les canaux (journaux grand public, émissions de radio, chaînes d’information, etc.). Certains laissent le temps de l’explication et offrent donc une chance à la « troisième voie » évoquée ci-dessus — celle de l’explication patiente et de la volonté de faire comprendre — de se déployer ; il faut bien évidemment les encourager. D’autres ne le permettent pas ; c’est le cas des chaînes d’information en continu ; c’est aussi le cas des réseaux sociaux qui ont été massivement utilisés lors de la crise sanitaire pour communiquer des informations scientifiques.
À cela s’ajoutent les finalités des médias de masse qui privilégient le flux et la quantité de « récepteurs », en l’occurrence dans le cas de l’audio-visuel, l’audience, à la réussite d’une authentique communication scientifique. Dans ce contexte, le canal préempte, à ses fins propres, la communication scientifique en direction du grand public. Ces phénomènes se sont d’autant plus amplifiés lors de la crise sanitaire que les enjeux financiers étaient importants.
Obstacles liés aux émetteurs
Le troisième obstacle vient des émetteurs. On peut les regrouper en trois catégories qui, chacune, a son intérêt, mais donne aussi lieu à des dérives.
À l’évidence, la communication directe des scientifiques vers le grand public devrait inspirer confiance et incarner un savoir qui, sinon, devient assez abstrait et froid. Toutefois, les scientifiques ne disposent pas toujours ni du temps, ni du talent, nécessaires à cet exercice.
De plus, lorsqu’ils s’expriment, certains scientifiques poursuivent parfois des finalités personnelles propres fort éloignées des idéaux de la communication scientifique à destination du grand public que nous avons énoncés au début de cette section. Citons à titre d’exemple Didier Raoult, Luc Montagnier[12] ou Jean-François Toussaint[13] — mais il en est bien d’autres — qui, forts de travaux passés de qualité incontestable, apparurent très souvent dans les médias lors de la crise sanitaire pour défendre des idées combattues par la communauté des experts du domaine.
D’autre part, il arrive que des émetteurs censés être des médiateurs se substituent aux scientifiques dans la communication avec le grand public. Ceux-ci peuvent être des journalistes scientifiques, dont c’est le métier ou des soi-disant « experts ». Dans le premier cas, nous avons affaire à des journalistes compétents qui font un travail de qualité en jouant un rôle d’intermédiaires entre les chercheurs et le public. Malheureusement, le temps de préparation requis en amont d’une médiation de qualité, d’une part, et le temps d’antenne nécessaire pour transmettre des explications avec rigueur et clarté, d’autre part, font trop souvent défaut. Dans le second cas, l’intervention d’experts auto-proclamés sur de multiples sujets, comme ce fut le cas sur la Covid, crée de forts biais d’information, en particulier sur les chaînes d’information en continu, où les idées de personnalités non spécialistes du domaine concerné sont présentées et commentées au même titre que celles d’experts authentiques. Il arrive aussi que des acteurs, mus par un projet politique, déforment, à dessein, certaines conclusions scientifiques. La crise sanitaire l’a mis en évidence, en particulier aux États-Unis, avec les affirmations du président Donald Trump ou au Brésil, avec celles du président Jair Bolsonaro. Des phénomènes de cet ordre se produisirent aussi sur la question du réchauffement climatique. Et, on trouverait bien d’autres exemples.
Enfin, la troisième catégorie d’émetteurs recourt aux réseaux sociaux : tout le monde, désormais, peut émettre sur quelques dizaines de caractères typographiques. Cela permet de relayer un certain nombre d’informations scientifiques, en y ajoutant des sentiments et des informations personnelles. On pourrait s’en féliciter si cela conduisait l’ensemble de la population à prendre en charge des problématiques sanitaires, comme ce fut le cas avec les associations de malades du SIDA. Malheureusement, il arrive que le grand public relaye des informations fausses. Pire, on a vu des agressions verbales passer par le truchement des réseaux sociaux. Les propos d’Axel Kahn sur le sujet, en particulier le post intitulé « Les voyous investissent la science »[14] qu’il a publié sur Facebook sont éloquents. Rappelons aussi, toujours sur ce registre, les mésaventures d’un médecin, chercheur, cheffe du service hospitalier des maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Antoine, Karine Lacombe, qui s’est trouvée violement prise à parti sur les réseaux sociaux[15] et attaquée en justice par Didier Raoult[16] suite à ses interventions dans les médias à propos de la CoViD-19.
Obstacles liés aux récepteurs
Le dernier point porte sur le récepteur. Le grand public partage des représentations et des croyances qui influent sur la réception des messages et qui peuvent considérablement biaiser l’effet de la communication scientifique. À titre d’illustration, de nombreuses craintes sans fondement se sont fait jour dans la population française au sujet de la violation de l’intimité du foyer consécutive à la pose de compteurs électriques Linky ou de l’effet nocif des ondes électromagnétiques émises par ces mêmes compteurs. Plus récemment, lors de la crise sanitaire, des peurs irrationnelles ont resurgi lors de la mise en place des applications de traçage comme StopCovid[17], puis avec la vaccination accusée d’être la cause de nombreuses maladies.
3.3- Dérives de la communication scientifique à destination des politiques.
Lors de cette crise, le pouvoir politique a mis en place des comités d’experts pour le conseiller sur les mesures et les stratégies sanitaires à adopter. Dans le modèle de communication que nous utilisons, l’émetteur est ici le groupe de scientifiques réunis au sein du comité (dans le cas de la crise Covid-19 : le Conseil scientifique Covid-19), le message est la connaissance scientifique accompagnée de la formulation d’avis ou de recommandations (sans valeur prescriptive), le canal est l’ensemble des avis rédigés par le comité et des réunions organisées avec le pouvoir politique, le code est un langage adapté à des non-scientifiques de niveau universitaire, le récepteur, enfin, les pouvoirs publics (dans le cas de la crise Covid-19 : le gouvernement). De tels comités existent depuis longtemps, mais au cours de cette crise, leur fonction a pris une place singulière et ce pour deux raisons. La première tient à leur temporalité exceptionnelle. En effet, l’urgence de la situation sanitaire réclamait des réponses rapides, là où, usuellement, le rôle des conseillers scientifiques était d’aider le pouvoir politique à décider de choix programmatiques sur le moyen ou le long terme en matière de recherche.
La seconde particularité tient à leur caractère public et à la « transparence » dont on a voulu faire preuve en diffusant très largement les noms des personnalités participant à ces comités et les avis qu’ils rédigeaient. Malgré son évidente vertu, cet objectif a engendré, en modifiant le schéma de communication, des difficultés pour les scientifiques et des effets pervers dans l’interprétation par le grand public des relations entre le gouvernement et ses conseillers.
Le défi d’adapter le code à la double-cible
Comme nous l’avons vu, tout message s’exprime dans un code, c’est-à-dire dans un langage, propre à être compris par un récepteur dans un contexte précis. Or, lorsque la communication en direction du pouvoir est dite « transparente », ceci signifie que le message s’adresse simultanément à des personnalités politiques ou des hauts fonctionnaires chargés de prendre des décisions dont ils devront assumer la responsabilité et à un très large public traversé de passions diverses, manifestant des inquiétudes variées et ayant des facultés d’appréhension fort différentes. Il s’ensuit que, tant le contexte — celui de la décision d’un côté, celui de la réponse aux demandes des citoyens de l’autre — que le code — celui que peuvent appréhender des responsables politiques ou des fonctionnaires de la haute administration d’un côté, celui accessible au grand public d’un autre — diffèrent. Nous nous retrouvons donc face à une équation extrêmement difficile à résoudre et qui n’a pas été vraiment résolue. L’opposition aux décisions du gouvernement et les critiques adressées, de part et d’autre, au conseil scientifique CoViD-19, montrent, à l’évidence, que les difficultés de communication n’ont pas été surmontées.
Le faux procès en « biopouvoir »
D’autre part, cette volonté, louable dans son principe, a placé le comité scientifique CoViD-19 dans une situation délicate [18]: lorsque l’exécutif suivait ses recommandations, on l’accusait de se substituer au pouvoir politique et d’exercer ce que l’on a parfois appelé, en réutilisant mal à propos un concept introduit par le philosophe Michel Foucault, un « biopouvoir » ; et, lorsque l’exécutif s’en éloignait, on affirmait qu’il avait été désavoué. Dans cette perspective, c’est l’articulation entre la communication des scientifiques vers les décideurs et celle du gouvernement vers le grand public, qui a fait défaut[19]. Ce constat d’échec partiel appelle à l’organisation d’une communication de crise mieux maîtrisée pour faire face à d’éventuelles futures crises.
Conclusion
Quel que soit le contexte, la communication scientifique repose sur deux éléments stables : l’émetteur, qui demeure le scientifique ou son porte-parole (légitime, dans le cas sain, déraisonnable en cas de dévoiement de la communication), et le message, qui porte sur des connaissances validées selon des procédures reconnues par la communauté scientifique (au risque de dérives). Les récepteurs, en revanche, s’inscrivent dans trois catégories qui, nous l’avons vu, présentent chacune leurs finalités et difficultés propres. A l’ère du numérique, les codes et les canaux se sont diversifiés, multipliés, tout en décuplant la population des récepteurs (en particulier dans le grand public). Ces mutations, malgré leurs effets positifs, parasitent à de multiples égards la communication scientifique.
Le parasitage advient dans la communication entre scientifiques, avec la profusion de publications mal évaluées, ce qui conduit à accroître l’entropie d’information ; il advient aussi dans la communication avec le grand public où les impératifs économiques font que les médias de masse ne jouent plus leur rôle de filtre et où les médias sociaux profitent d’une absence de législation et de censure pour diffuser n’importe quelle information, sans aucun contrôle. Enfin, comme nous l’avons vu, lorsqu’elle est mal maîtrisée, la transparence que s’imposent scientifiques et politiques dans leurs communications mutuelles lors de situations de crise se retourne contre eux en abolissant aux yeux du public la distinction nécessaire entre la fonction du scientifique, qui est de douter et d’apporter des éléments de preuve, et celle du politique qui est de décider en prenant ses responsabilités.
Ces dérives ont encore été amplifiées durant la crise sanitaire, du fait de l’explosion des publications et prépublications liées au Covid, de l’urgence à décider en contexte d’incertitude et du climat d’anxiété généralisé.
Bref, quinze ans après les réflexions de Vincent Hervouët sur le rôle des médias et de l’information « non contrôlée » dans les rapports entre Science et Société, on constate que les réseaux sociaux non contrôlés disséminent le savoir scientifique auprès d’un large public en court-circuitant les médias traditionnels. Grâce à cette information « non contrôlée » tous disposent donc des moyens d’accéder à l’intégralité du savoir, ce qui devrait donner à l’ensemble de la société une meilleure compréhension de la démarche scientifique et des résultats qu’elle obtient. De plus, il existe beaucoup de médiateurs qui s’emploient à transmettre, de façon très pédagogique le savoir. Force est donc de constater que cette dissémination « non contrôlée » de l’information s’est accrue au point de prendre le dessus sur les autres médias. Or, en dépit de ce qui aurait dû — et aurait pu — apparaître comme un progrès notable, on doit se rendre à l’évidence : concomitamment à l’ouverture des connaissances scientifiques et à l’accès libre et gratuit de tous à tout ce savoir, tant la quantité de croyances fantaisistes que la défiance envers les scientifiques ont crû dans des proportions inouïes.
[1] Vincent Hervouët, « Le rôle des médias et de l’information « non contrôlée » (Internet) dans les rapports entre Science et Société » (2007), Science & Devenir de l’Homme – Les Cahiers du MURS, 52/53
[2] Avis n°2021-42 du COMETS, « Communication scientifique en période de crise sanitaire : profusion, richesse et dérives », https://comite-ethique.cnrs.fr/wp-content/uploads/2021/09/AVIS-2021-42.pdf
[3] Claude Shannon et Warren Weaver, The Mathematical Theory of Communication, University of Illinois Press, 1949
[4] Roman Jakobson, « Linguistics and Poetics » (Linguistique et poétique), in Style in Language, Thomas A. Sebeok, MIT Press, 1960
[5] Soulignons l’importance centrale du modèle de Shannon et Weaver qui a été vu comme la matrice de tous les modèles (« mother of all models ») ultérieurs de communication. Cf. Erik Hollnagel and David D. Woods (2005). Joint Cognitive Systems: Foundations of Cognitive Systems Engineering. Boca Raton, FL: Taylor & Francis. ISBN 978-0-8493-2821-3.
[6] Oodendijk, W., Rochoy, M., Ruggeri, V., Cova, F., Lembrouille, D., Trottinetta, S., Hantome, O. F., Macron, N., & Javanica, M. (2020). “SARS-CoV-2 was Unexpectedly Deadlier than Push-scooters: Could Hydroxychloroquine be the Unique Solution?”, Asian Journal of Medicine and Health, 18(9), 14-21. https://www.journalajmah.com/index.php/AJMAH/article/view/30232
[7] Gautret P , Lagier J-C , Parola P , et al . “Hydroxychloroquine and azithromycin as a treatment of COVID-19: results of an open-label non-randomized clinical trial.” Int J Antimicrob Agents 2020;56:105949.doi:10.1016/j.ijantimicag.2020.105949 pmid:http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/32205204
[8] Pour avoir une analyse détaillée de ce phénomène, lire Locher C, Moher D, Cristea IA, Naudet F. “Publication by association: how the COVID-19 pandemic has shown relationships between authors and editorial board members in the field of infectious diseases.” BMJ Evid Based Med. 2022 Jun;27(3):133-136. doi: 10.1136/bmjebm-2021-111670. Epub 2021 Mar 30. PMID: 33785512.
[9] Voir l’avis n°2016-32 du COMETS intitulé Discussion et contrôle des publications scientifiques à travers les réseaux sociaux et les médias: questionnements éthiques et publié en avril 2016. Cf. https://comite-ethique.cnrs.fr/wp-content/uploads/2019/10/AVIS-2016-32-FR.pdf
[14] https://www.facebook.com/axel.kahn2/posts/2016677018463001 LES VOYOUS INVESTISSENT LA SCIENCE. La controverse existe, en science, elle peut être vive, violente mais dans ses formes à elle. L’adversaire n’est pas physiquement menacé, harcelé, sa famille n’est pas directement impliquée. Dans le monde d’avant. Dans le monde d’après, cette « exceptionnalité » a été balayée. Le monde d’après est bien pour l’essentiel celui d’avant en pire. Que personne ne s’inquiète, je n’aborderai pas en tant que telle la désolante polémique sur l’efficacité du protocole proposé par Didier Raoult à l’IHU de la Méditerranée. L’affaire est entendue depuis longtemps. Quoi qu’il en soit, j’y avais fait allusion d’une phrase rapide, un bon journal international de maladies infectieuses publie il y a une semaine une méta-analyse fondée sur un traitement statistique complexe et poussé d’articles déjà publiés et traitant collectivement de 30.000 personnes atteintes de Covid. Les auteurs sont de jeunes chercheurs, docteurs et doctorants, en santé publique (célébrissime London School of Public Health) et maladies infectieuses. Cet article conclut que l’HCQ seule est inefficace. Associée à l’azythromycine, elle serait dangereuse. Pas vraiment une surprise. Dans le monde d’avant, les scientifiques de l’IHU de la Méditerranée et ceux qui soutiennent ses thèses auraient envoyé au journal une lettre critiquant cet article, en aurait démonté la méthode et les conclusions dans des publications, à des congrès scientifiques. Dans le monde d’après, un tsunami barbare s’abat sur les jeunes auteurs de l’article. Des centaines de twittos à trois abonnés, anonymes, les injurient, les calomnient. « Des blanc-becs impubères manipulés ou vendus. » Une séquence de YouTube est mise en ligne par l’IHU. Des dizaines de coups de téléphone anonymes interrompent leurs nuits. Des messages et lettres de dénonciation et de calomnies sont adressés à leurs directeurs de laboratoire et de thèse. On leur fait d’office passer commande de centaines de travaux d’isolation, changements de chaudières, poses de vélux. On les menace physiquement de façon anonyme. Des voyous ignobles. Le monde d’après. J’avais déjà perçu ce phénomène dans mon billet « un monde de déraison. https://axelkahn.fr/un-monde-de-deraison/» Pas seulement de déraison, de crapulerie ignoble. Mon Dieu ! Au centre, un très prestigieux institut hospitalo-universitaire. Et puis, par strates, un ramassis de fachos, de voyous, de complotistes, d’abrutis….Le monde d’après. J’ai twitté à l’un des auteurs : « Je ne suis pas anonyme, je suis un médecin, scientifique, spécialiste de l’éthique médicale et autre, je n’ai aucun lien d’intérêt avec Gilead ni quiconque, je suis président de La Ligue contre le cancer, profondément indigné par ce que vous subissez. Je vous soutiens. » Axel Kahn 30/08/2020
[15]Covid-19 : trois médecins-cheffes alertent sur le cyberharcèlement, le Figaro, 24 décembre 2020, https://www.lefigaro.fr/flash-actu/covid-19-trois-medecins-cheffes-alertent-sur-le-cyberharcelement-20201224
[16] Covid 19 : le professeur Raoult attaque en justice un infectiologue du CHU de Grenoble pour diffamation, France 3 provence, 21 novembre 2020, https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/bouches-du-rhone/marseille/covid-19-professeur-raoult-attaque-justice-infectiologue-du-chu-grenoble-diffamation-1897218.html
[17] Pour une analyse détaillée de ces craintes voir Jean-Gabriel Ganascia, « Peur du traçage – traçage de la peur », Revue de Neuropsychologie 2021 ; 13 (2) : 148-52 doi:10.1684/nrp.2021.0676
[19] L’expertise scientifique au défi de la crise sanitaire, Louis Nouaille-Degorce, octobre 2020, École nationale d’administration. https://www.documentation-administrative.gouv.fr/adm-01859551
Patrice Debré, Professeur émérite d’immunologie à Sorbonne Université et membre de l’Académie nationale de médecine
Toute innovation nécessite d’être testée chez l’homme par des essais encadrés pour contrôler son innocuité et son efficacité. Le vaccin n’échappe pas à la règle. Cela nécessite cependant de respecter des normes éthiques afin de respecter le libre choix des individus de participer à une telle évaluation. Ces règles ne furent pas toujours respectées.
Le 22 septembre 1884, Louis Pasteur écrivait à l’empereur du Brésil Pedro II [1] : « Je n’ai rien osé jusqu’ici sur l’homme malgré ma confiance dans le résultat et malgré les occasions nombreuses qui m’ont été offertes depuis ma dernière lecture à l’Académie des sciences. Je crains trop qu’un échec ne vienne compromettre l’avenir. Mais alors même que j’aurais multiplié les exemples de prophylaxie de la rage chez les chiens, il me semble que la main me tombera quand il faudra passer à l’espèce humaine. C’est ici que pourrait intervenir très utilement la haute et puissante initiative d’un chef d’État pour le plus grand bien de l’humanité. Si j’étais roi ou empereur ou même président de la République voici comment j’exercerais le droit de grâce sur les condamnés à mort. J’offrirais à l’avocat du condamné, la veille de l’exécution de ce dernier, de choisir entre une mort imminente et une expérience qui consisterait dans les inoculations préventives de la rage pour amener la constitution du sujet à être réfractaire à la rage. Moyennant ces épreuves, la vie du condamné serait sauvée. »
Depuis les premières recherches de Louis Pasteur sur les vaccins et celles sur leur efficacité chez l’homme, des règles éthiques sont venues encadrer les essais cliniques. Il est intéressant dans ce cadre de revenir sur le consentement éclairé des individus qui participent à une telle recherche et ainsi à tester les produits innovants, dont les vaccins.
Les premières réflexions à ce sujet remontent au procès des médecins de Nuremberg qui s’est tenu le 9 décembre 1946 [2]. Il s’agissait de juger des expérimentations dites médicales des bourreaux nazis qui, sous prétexte de tester la résistance humaine à divers types d’agression, s’étaient livrés à toutes sortes d’exactions jusqu’à la mise à mort. Les prévenus se justifiaient en disant que la science a ses propres droits et que l’imagination en recherche ne doit pas avoir de bornes. Le jugement, outre les peines individuelles, établit pour la première fois des règles encadrant les recherches sur l’Homme, et introduisit une notion essentielle, celle d’un consentement, dit éclairé, de celui qui participait à de telles recherches.
Un tel code, si utile soit-il, est cependant plus facile à coucher sur le papier qu’à appliquer. Pendant longtemps celui-ci est resté lettre morte. Sans doute les investigateurs d’alors pensaient-ils qu’il s’adressait plus à la barbarie nazie qu’à eux-mêmes.
La déclaration d’Helsinki, 20 ans plus tard, effectuée par l’Association médicale mondiale qui y tenait sa 18eme réunion, fut certes l’occasion de rappeler les grands principes qui devaient encadrer la recherche chez l’Homme.
Mais malgré quelques précisions et la mise en avant d’une exigence de sécurité, limitant également l’utilitarisme rigide de 1947 – la recherche doit avoir des résultats pratiques pour la société – ce bel exercice d’écriture ne changea guère le cours des choses : des expériences scandaleuses ont continué d’être menées pendant plusieurs dizaines d’années par les pays occidentaux. Les circonstances furent cependant différentes aux États-Unis et en France.
En Amérique du Nord, sans tenir aucun compte du procès de Nuremberg et du code qui en avait résulté, de nombreuses recherches cliniques sans consentement éclairé ni information des individus, allaient continuer de s’effectuer dans des pénitenciers ou des institutions spécialisées, telles celles pour enfants handicapés. Les sujets testés étaient les représentants de minorités, les Noirs, les pauvres, les prisonniers, les indigents, qu’on payait parfois de quelques dollars pour des études consistant à administrer du LSD, ou des drogues hallucinogènes 10 fois plus fortes, des substances carcinogènes telle la dioxine, principe actif de l’agent orange, ou des molécules radioactives. De tels essais étaient conduits avec le concours de l’armée et de la CIA, sans aucun respect de la personne. À Tuskegee en Alabama des recherches indignes sur la syphilis s’étalèrent sur 40 ans en accord avec l’université, dans le but de connaître l’évolution naturelle, donc sans traitement, de la maladie. Aucun des patients ne fut traité par la pénicilline, même après que cet antibiotique avait fait preuve, en 1940, de son efficacité. En échange de leur résignation, ils recevaient un repas par jour, et 1000 $ pour leurs funérailles à condition qu’on puisse effectuer leur autopsie.
En France, où de nombreuses recherches furent effectuées sans réelles règles, ignorant tout autant le code de Nuremberg que la déclaration d’Helsinki, il fallut attendre la fin des années 1980 et un scandale qui prit le nom d’affaire d’Amiens pour que l’opinion publique s’émeuve. Il s’agissait d’un acte invasif effectué chez un patient dans le coma, sans bien évidemment son consentement. Un avis du Conseil d’État indiqua que les essais sur l’Homme pouvaient conduire à des condamnations pour coups et blessures. Les réflexions de quelques groupes médicaux qui, d’ailleurs s’étaient emparés depuis quelques temps du sujet, firent le reste. Il devint évident qu’il fallait légiférer. La loi fut mise en chantier par Claude Huriet, médecin et sénateur centriste, et par Franck Serusclat, pharmacien et Sénateur socialiste. Elle impliquait que les recherches ne peuvent s’effectuer que sur consentement éclairé des patients. Seconde étape du rôle joué par la société, cette fois-ci à titre individuel, dans le contrôle de la recherche ou plus exactement du sujet soumis à la recherche, la recherche chez l’Homme ne pouvait être effectuée qu’avec un consentement, après une information précise de l’objet de la recherche et des risques encourus. Cette loi fut à l’origine des Comités d’Éthique médicaux. Les temps ont heureusement changé, mais l’histoire du consentement éclairé est encore récente et nous ramène à des crimes qui n’ont sans doute pas disparu.
Notes
[1] Debré, P., « Louis Pasteur », Flammarion, 1993
[2] Debré, P., « Les Révolutions de la biologie et la condition humaine », Odile Jacob, 2020
Vincent Hervouët, alors Chef du service international de la chaine de télévision LCI (2007) Reproduction d’un article paru en 2007 dans le numéro 52-53 de la Revue du M.U.R.S. « Sciences et Société : à la recherche de la confiance perdue… »
« Pour le meilleur et pour le pire, c’est ça la révolution internet : le feuilleton médiatique n’est pas clos quand les journaux et les télés le décident, les zappeurs continuent à débattre.
[…]
Avec internet tout le monde parle à tout le monde de ce qui l’intéresse à tout moment et se juge compétent. »
Poser la question est déjà y répondre. Je commencerai par formuler quelques réserves quant à mon intervention.
Je ne suis ni spécialiste des médias, ni chercheur, ni enseignant, ni habitué à prendre la parole à une tribune et je me fais l’effet d’un imposteur ici. Je suis un praticien. Je ne connais pas grand-chose à la recherche scientifique ni au problème des chercheurs, et encore moins aux sciences fondamentales. Au sein de LCI je m’occupe uniquement des affaires étrangères. Je suis un ancien reporter qui présente maintenant l’actualité internationale.
Internet n’a pas non plus changé ma vie professionnelle, du moins pas encore. La numérisation et le très haut débit offrent de nombreuses facilités techniques pour la capture et la transmission des images plus vite et à moindre coût. C’est intéressant pour la gestion du budget du service étranger dont j’ai la charge, mais ça ne modifie guère le choix des sujets et le contenu des reportages. Je produis des éditoriaux en ligne sur un site arabe certes, je consulte comme d’autres des banques de données, mais je n’ai pas de blog et ne réponds pas au courrier permanent de la toile. Sur le site de LCI, je dialogue d’ailleurs très peu avec tous ceux qui nous interpellent, sans doute à tort, notamment aux yeux des ressources humaines de ma chaîne. Je résiste donc en attendant le moment où cette technique va réellement être une révolution et représenter une concurrence frontale pour le média de la télévision…
En 2022, Jean-Gabriel Ganascia revient, pour la revue du MURS, sur les réflexions de Vincent Hervouët sur le rôle des médias et de l’information « non contrôlée » dans les rapports entre Science et Société : on constate que les réseaux sociaux non contrôlés disséminent le savoir scientifique auprès d’un large public en court-circuitant les médias traditionnels… Lire la suite de l’article de 2022
Jean-Claude Duplessy, Directeur de recherche émérite au CNRS et membre de l’Académie des sciences Reproduction d’un article paru en 1991 dans le numéro spécial 23-24 de la Revue du M.U.R.S. « L’Environnement atmosphérique à la merci de l’Homme »
Un changement climatique est pour un scientifique un phénomène passionnant, rendu plus passionnant encore par l’imminence du changement climatique qui semble se préparer.
Un regard en arrière permet de s’en convaincre. Un tableau de Bruegel peint peu après l’hiver extrêmement rigoureux de 1564 est le premier témoignage connu d’un changement climatique susceptible de perturber profondément le mode de vie de ses contemporains.
Cet hiver rigoureux a marqué le début d’une succession de périodes globalement froides si durement perçues à l’époque qu’on a par la suite parlé à leur propos de «petit âge glaciaire». Celui-ci a duré près de trois siècles et les Alpes en ont conservé des traces bien identifiées. Peintures et dessins d’époque confrontés aux vues d’aujourd’hui montrent par exemple le spectaculaire recul du glacier qui donne naissance au Rhône. Un siècle de réchauffement, conséquence d’un changement climatique, en somme modeste, a suffi pour entraîner la disparition de nombreux petits glaciers des Alpes.
Les changements climatiques passés, objets de l’analyse qui va suivre sont de beaucoup plus grande ampleur…
André Berger, Professeur émérite à l’université catholique de Louvain la Neuve (Belgique) et membre de l’Académie des sciences Reproduction d’un article paru en 1991 dans le numéro spécial 23-24 de la Revue du M.U.R.S. « L’Environnement atmosphérique à la merci de l’Homme »
Le problème des interactions de l’homme avec la géosphère et la biosphère interpelle les Universités en cette fin de 20ème siècle, sur deux points au moins : la remise en question des programmes d’enseignement et de l’organisation de la recherche, remise en question qui concerne principalement la collaboration entre disciplines et la formation à long terme des chercheurs.
La pluridisciplinarité de la recherche pour la santé de la planète est une nécessité urgente. La structure du système climatique et les problèmes multiples que soulève la compréhension des mécanismes qui régissent son comportement, requièrent une collaboration étroite entre physiciens, chimistes et biologistes pour écrire les équations qui gouvernent la dynamique de l’environnement global, et du climat en particulier ; mathématiciens, informaticiens et ingénieurs pour résoudre ces équations; géologues, palynologues, géochimistes, océanographes, géophysiciens et climatologistes pour acquérir les mesures indispensables à la compréhension des mécanismes qui régissent l’évolution du système, mesures qui concernent aussi bien l’état actuel que celui du passé ; économistes, sociologues, écologistes et médecins pour étudier l’impact de cette évolution sur la Société. Ce problème est malheureusement peu perçu au sein de nos universités où une structure classique reste définie par les politiques – conservatrices et individualistes la plupart du temps – des facultés, départements et autres unités.
D’autre part, la formation à long terme assurerait une préparation efficace aux chercheurs appelés à résoudre les problèmes que nous commençons seulement à entrevoir, mais dont nous avons la certitude qu’ils s’amplifieront au cours du temps, du fait de l’inertie du système et du temps caractéristique des phénomènes mis en jeu. Cette formation à long terme devrait être un des objectifs majeurs de nos universités, car il représente le meilleur investissement que l’on puisse faire pour l’avenir des jeunes et le développement de la Société. Nous devrions être soucieux de mettre en place une médecine préventive de la géosphère avant que ne s’impose la médecine curative, traditionnellement usitée pour la santé de l’homme…
Laurent Degos, Professeur émérite d’hématologie à l’Université de Paris & François Ravetta, Professeur de physique de l’atmosphère à Sorbonne Université, directeur du LATMOS
André Berger prononça il y a maintenant trente ans une conférence publiée en 1991 dans les cahiers du MURS sous le titre : « La santé de la Terre, un défi aux universités ». Après avoir dressé un état des lieux, il considérait les mesures à mettre en œuvre pour éviter la dégradation de la santé de la planète. Il questionnait la responsabilité des hommes dans le changement climatique et concluait sur le rôle central que devraient jouer l’enseignement de l’éthique et l’université pour faire face à ce défi majeur.
La question de la réalité du changement climatique était alors fortement débattue. André Berger détaillait donc les points sur lesquels existaient un consensus scientifique et discutait les preuves de ce changement. Tout en insistant sur la nécessaire « prudence des scientifiques » dès lors qu’il s’agit de prévoir, il prit toutefois le risque d’anticiper « un réchauffement inévitable non-uniforme ». Spécialiste du domaine, André Berger a vu juste. Mettant en avant l’inertie du système climatique, il anticipe la question très actuelle de la vitesse du changement climatique en cours, par là-même celle de notre capacité à nous adapter à un nouvel environnement.
1- La recherche a tranché
De nos jours, la réalité du changement climatique ne fait plus débat au sein de la communauté scientifique. Les rapports du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) se succédant, les preuves se sont accumulées. Les incertitudes sur les observations se sont réduites. S’il n’est pas possible de relier directement un événement isolé au changement global, nul ne conteste sérieusement les tendances observées. De ce point de vue, la preuve scientifique d’un réchauffement est solide. A cela, rien de mystérieux. Le temps faisant son œuvre, le signal climatique est sorti du bruit météorologique.
La question plus épineuse de l’origine anthropique du changement climatique a également fortement évolué. A tel point que la charge de la preuve est aujourd’hui renversée. Il est toujours légitime d’interroger cette relation de causalité, l’esprit critique étant au cœur de la démarche scientifique. Il convient, cependant, dans le même temps, de proposer une explication rationnelle aux changements observés. Trois décennies de recherche, et de controverse, n’ont pas fait émerger une théorie alternative crédible. Dès lors la sagesse commande d’attribuer à l’homme le changement climatique à l’œuvre pour fonder nos actions.
2- Retard à l’action
Au-delà d’une analyse scientifique robuste, le texte d’André Berger explorait des pistes d’actions pour limiter le réchauffement de la planète. Celles-ci sont encore d’actualité, qu’il s’agisse de conforter « l’observation et la recherche », de « limiter les émissions de CO2 » en développant une « industrie verte », ou de faire évoluer la gouvernance au travers d’une « politique à environnement intégré » et d’un « protocole international pour la protection du climat ».
En termes de réalisations, le bilan des trois décennies passées est mitigé. La recherche en climatologie a conforté et produit de nombreux résultats : les observations sont solides, les modèles climatiques, en s’appuyant fortement sur des approches pluridisciplinaires, ont démontré leur capacité à reproduire les climats passés, donc à anticiper les climats futurs. De ce point de vue, le travail du GIEC, qui rend accessibles aux décideurs et au plus grand nombre les connaissances les plus robustes en matière de changement climatique, est une réussite. Ce n’est pas le cas pour le contrôle des émissions de gaz carbonique, aucune inflexion n’ayant été observée, sauf au moment de l’effondrement du bloc soviétique. La révolution verte tarde à se concrétiser, et les négociations climatiques, qui rythment l’agenda international, produisent des textes estimables, mais peu contraignants pour être efficaces.
Soulevant à de nombreuses reprises la question de la responsabilité des scientifiques, au cœur des préoccupations du MURS, mais aussi des décideurs ou des Etats, André Berger concluait son article par des propositions d’actions allant bien au-delà de la gestion du changement climatique en cours, cette « grande expérience géophysique involontaire jamais déclenchée par l’Homme ». Il posait en effet la question des conséquences de « l’explosion démographique du Tiers-Monde », proposait l’adoption d’une « charte des devoirs des hommes » et la création d’un « cours d’éthique de l ‘environnement », et promouvait le « rôle central de l’Université » comme institution devant se saisir de la question des enjeux climatiques.
Toutes ces pistes mériteraient d’être explorées.
3- Qui est le malade ?
Nous faisons ici le choix ici de ne reconsidérer que l’angle retenu par André Berger pour traiter du changement climatique, son approche en termes de « santé de la Terre », qui nous paraît originale et féconde. Comparant la Terre à un malade, André Berger affirmait : « Prévenir ou guérir demeure donc bien la question fondamentale ». Cela le conduisait à faire la promotion de la « pluridisciplinarité de la recherche pour la santé de la planète », à insister sur la nécessaire « collaboration des biologistes », à attirer notre attention sur le besoin de voir émerger une « médecine préventive de la géosphère avant que ne s’impose la médecine curative ».
Mais s’agit-il bien de soigner la Terre ? Le danger qui nous guette est-il le résultat d’une planète malade, ou celui du comportement pathologique des hommes qui l’habitent ? Est-ce la planète ou l’humanité qui est malade ? La pathologie ne vient-elle pas de l’insatiabilité des hommes, oublieux des limites, qui dévorent des ressources non renouvelables et accumulent les déchets ?
Il est difficile d’agir sur la planète comme il est difficile, voire impossible, de maîtriser la Nature. Mais on peut changer le comportement des hommes, comme nous le faisons pour qu’une bactérie ne nous détruise pas. En respectant des règles d’hygiène, grâce à une meilleure alimentation, en facilitant l’accès à l’eau potable, en vaccinant, on a su en un siècle passer de 25% à 0.2% de mortalité infantile dans les pays développés. On ne changera pas facilement les grands équilibres climatiques de la planète, mais on peut modifier notre comportement afin de prévenir, d’atténuer ou de ralentir des déséquilibres climatiques capables de détruire des populations humaines.
Plusieurs questions soulevées en climatologie par André Berger sont également pertinentes dans le domaine médical, qu’il s’agisse du niveau de confiance requis pour décider, du questionnement sur la responsabilité, ou de la vitesse de développement de la maladie.
4- Du normal au pathologique : agir avant qu’il ne soit trop tard
« En climatologie la confiance en une observation ou en une prédiction dépend du pouvoir de détecter le signal au milieu du bruit de la variabilité naturelle ». Le problème est similaire en médecine. Comment reconnaître un signe anormal dévoilant une maladie au milieu des comportements variables dans la population et des petits maux sans gravité : fièvre passagère virale ou septicémie ? Douleur de l’épaule anodine ou début d’infarctus du myocarde ? Défaut de mémoire sans suite ou maladie d’Alzheimer ? C’est le contexte, l’ampleur, la durée, et la nouveauté par rapport à l’existant qui orientent le médecin et lui font prendre la décision d’explorer et de traiter.
André Berger souligne à juste titre la nécessaire prudence des scientifiques, conscients des limites de leurs connaissances. Cela doit-il pour autant entraver toute action, toute prise de décision ?
Comme la multiplication cellulaire, qui est inhérente à la vie, le CO2, le méthane, le SO2, l’ozone font partie de la vie planétaire. Mais une multiplication rapide provoque une tumeur d’abord bénigne, et à un stade ultérieur un cancer pour lequel parfois plus rien n’est possible. La vitesse de la transformation est dangereuse alors que le phénomène est naturel.
Se pose ainsi la question d’une vitesse d’évolution anormale. La transition entre le normal et le pathologique est parfois difficile à déceler. Une toux qui persiste alerte le médecin. Un simple mal de tête peut trahir le début d’une tumeur du cerveau. Le médecin se doit d’être vigilant. Il s’aide d’investigations biologiques et d’analyses par imagerie pour prendre des décisions, pour ne pas laisser le mal s’envenimer. Quand bien même le diagnostic est incertain, le médecin ne se confine pas dans une attitude attentiste, ou de précaution, il agit. Mais il ne décide pas seul.
5- Médecin et patient, scientifique et citoyen : tous responsables
Dans un parcours de patient, tous les intervenants ont un rôle de décision et de responsabilité. Le patient lui-même est acteur de sa santé, lorsqu’il abuse du tabac, de l’alcool, du sucre, du sel, des graisses, ou lorsqu’il prend des risques sur la route. La multiplicité des acteurs et la question de leurs responsabilités respectives se posent tout autant dans le domaine du changement climatique que dans celui de la santé humaine.
La proposition d’un enseignement d’éthique de l’environnement entre également en résonance avec les actions conduites en médecine et promues par des institutions comme le Comité Consultatif National d’Éthique pour les sciences de la vie et de la santé, le comité d’éthique des grands instituts de sciences de la vie, les comités consultatifs de protection des personnes dans la recherche biomédicale. L’homme face à la planète devrait avoir la même attitude que le médecin : « primum non nocere » devrait être la règle. Il existe un code de conduite, une déontologie très réglementée pour les professionnels de santé, basée sur un serment, inspiré d’Hippocrate. Sa transposition à tous les scientifiques, à ceux du climat en particulier, soulignerait la dimension éthique de toute activité scientifique, accroissant ainsi la confiance de la population dans leur discours. Au-delà des seuls scientifiques, l’adoption d’« une charte des devoirs des hommes », pensée comme un code de bonne conduite de chacun et de l’humanité dans son ensemble vis-à-vis de la planète et des êtres vivants qu’elle abrite constituerait un progrès dans notre prise de conscience de notre responsabilité dans le changement climatique à l’œuvre.
L’analogie entre santé humaine et santé de la Terre proposée par André Berger est donc féconde Mais le contexte a évolué depuis trente ans, renouvelant les questions, ou leur formulation. L’irruption des outils numériques a transformé la médecine. La collecte des données a affiné les prévisions. Avec l’appui de l’intelligence artificielle, les analyses plurifactorielles se sont renforcées, la complexité de la maladie, entendue comme un état anormal, est mieux prise en compte. La médecine, comme les sciences du climat, est une science de la complexité : chaque composant du système agit sur les autres pour aggraver (ou camoufler) une maladie. Les interconnexions sont multiples. Elles modulent la prédiction que ce soit par des facteurs innés (gènes de susceptibilité) ou acquis avec le rôle des comorbidités, de l’environnement et des comportements.
6- Mieux vaut prévenir que guérir
La climatologie comme la médecine sont des disciplines qui prédisent l’avenir (de la planète ou du malade). Toutes deux ont vu leur pouvoir de prédiction s’affiner.
Prédire est un pouvoir. Les scientifiques doivent être les garants de son bon usage. La prédiction est fascinante. Il peut être tentant de céder aux oracles, d’honorer de nouvelles pythies. La prédiction est effrayante. Qui ne serait saisi d’effroi devant l’annonce du diagnostic prédictif d’une démence précoce d’Huntington ? La tentation est alors grande de refuser de savoir. Bien comprise, la prédiction, qu’il s’agisse de diagnostic anténatal, de susceptibilité génétique, de risque d’épidémie, est toutefois utile. Lorsque la maladie est déclarée, la prédiction devient pronostic, parfois vital. Loin d’être tout puissant, le médecin est alors présent pour aider le malade à ouvrir les yeux, pour l’accompagner dans le choix du traitement qui lui permettra d’améliorer sa condition. De la même façon, les simulations climatiques ne prédisent pas un avenir impitoyable. Elles explorent les possibles. Elles nous éclairent et nous aident à penser les conséquences de nos actions sur l’avenir de la planète, notre maison commune.
Face au changement climatique, une médecine curative est envisageable. Ce pourrait être le rôle de la géo-ingénierie, à condition de l’utiliser en ultime recours, en vue de répondre à une menace imminente et insupportable pour l’humanité. De ce point de vue, il s’agirait de gérer une situation de crise, comme savent le faire les médecins urgentistes. Le terme de géo-ingénierie est d’ailleurs riche de malentendus. Il fait la part trop belle à une approche technique, à une médecine curative dédouanant l’humanité de toute responsabilité. Mieux vaudrait parler d’intervention climatique d’urgence, et garder à l’esprit le risque d’installer une nouvelle dépendance, cette fois au traitement administré.
Comme le rappelait André Berger, la meilleure approche reste celle de la prévention. Mais il convient de bien identifier le malade à soigner, à savoir l’humanité. L’humanité est malade de son rapport à la planète. Nous souffrons des maux que nous lui infligeons. Et pourtant nous persistons dans nos erreurs, comme si nous étions détachés de notre environnement. La maison brûle et nous détournons le regard, en oubliant que nous n’avons pas d’autre maison. D’un point de vue médical, notre comportement est proche de celui d’un toxicomane, incapable de renoncer à sa consommation, mais conscient des maux qu’il s’inflige à long terme ainsi que des conséquences néfastes de ses actes pour l’ensemble de la communauté.
Notre insatiabilité ressemble en effet à une addiction, un désir qu’on ne peut contenir. Tout ce qui est possible serait permis. La richesse de la Terre serait là pour nous servir. Substituant les moyens aux fins, l’augmentation de la productivité, la croissance de la production de richesses seraient des buts en soi, avec pour argument de faire disparaître la pauvreté et les inégalités. On confond quantité et résultat. Le but est d’accroître le volume des produits et non de mieux les répartir et de s’en servir à bon escient. En médecine le même dévoiement s’est produit avec une tarification au volume d’activité des professionnels et non au résultat pour le malade. Ceci a provoqué une inflation d’activité (parfois sans pertinence), une restriction des moyens (pour plus de « performance »), un épuisement des professionnels et des résultats dégradés du point de vue de la qualité, notamment en termes de relations humaines.
7- Soin individuel et santé publique
En santé, le soin individuel, et la santé publique (prévention collective, économie, pollution, hygiène, urbanisme…), cheminent de concert. Des progrès ont été réalisés dans la responsabilité collective, mais les résultats sont encore perfectibles, par exemple en matière de taux de vaccination face à un danger d’épidémie (H1N1, Covid) ou de suivi des campagnes contre le tabac. C’est qu’il existe une tension entre la préservation de la liberté individuelle d’une part, et les mesures collectives coercitives d’autre part. La limite de la consommation de tabac dans l’espace public ou de la vitesse sur la route en sont deux illustrations. Des forces économiques (pour le tabac) et des désirs personnels (« égoïstes ») contrecarrent l’évidence scientifique et mettent en danger la population. Cependant il ne faut pas désespérer ou baisser les bras : la consommation de tabac et le cancer du poumon chez les hommes diminuent, les accidents de route sont moins fréquents qu’il y a trente ans. Cela prend du temps. Cela nécessite une réelle volonté d’agir de la part des décideurs.
Changer de comportement est en effet un problème redoutable. Prendre des mesures techniques en santé, comme l’approvisionnement en eau potable, est relativement facile à mettre en œuvre si les décideurs sont éclairés et si les moyens sont présents. Dans le domaine des sciences de l’atmosphère, ce fut le cas pour lutter contre la destruction de la couche d’ozone stratosphérique. Des produits de substitution permirent d’assurer les services assurés auparavant par les produits nocifs pour la couche d’ozone, sans impact notable pour les consommateurs. En matière de changement climatique, des changements de comportement sont nécessaires, ce qui est beaucoup plus difficile à obtenir. En santé, la discussion, le dialogue en face à face entre le médecin et le patient, la force de conviction de l’environnement familial (et socio-professionnel) et la pression financière (augmentation du prix) ont fait diminuer la consommation de tabac. La contrainte légale et le procès-verbal ont obligé les citoyens à porter une ceinture de sécurité en voiture. Mais il faut bien le dire : ce travail de changement de comportement doit s’inscrire dans la durée et n’est efficace que s’il est abordé en tenant compte de ses multiples implications.
8- Le pari de l’action éclairée
Qu’il s’agisse de santé publique ou de changement climatique, il convient donc de convaincre la société, et non pas seulement la communauté scientifique ou les décideurs politiques. De ce point de vue l’université a certainement un rôle majeur à jouer, au-delà de la formation de cadres scientifiques. Elle a vocation à être le lieu privilégié du débat rationnel, un lieu de rencontre entre les disciplines, un lieu ouvert à tous ceux qui souhaitent s’informer et débattre. Dans des sociétés démocratiques, l’enjeu majeur demeure d’accroître le niveau de connaissance des citoyens, de promouvoir les humanités scientifiques, la « scientific literacy » de la population. L’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE), qui fait la promotion d’indicateurs de santé, estime ainsi que la proportion de citoyens « lettrés en santé » est un déterminant central du degré de développement d’un pays en matière de santé publique.
Ceux qui croient que l’homme s’adaptera comme il l’a fait par le passé, depuis un million d’années, se trompent. D’une part le temps de l’homme est la génération, plus de trente ans aujourd’hui, un temps qui donne la mesure du temps d’adaptation d’une société. Or ce temps d’adaptation ne suit pas le temps d’évolution de notre environnement terrestre, qui se contracte. D’autre part et surtout, l’homme n’évolue plus sous la pression de la sélection naturelle. En effet celle-ci n’a que deux moyens d’action : la taille des familles et la mortalité avant l’âge de procréation. Nous entrons dans une ère où les familles ont deux enfants, avec une très faible variance. Et, fort heureusement, la mortalité précoce est désormais négligeable. Nos conditions de vie et notre niveau de santé sont tels que la nature n’a plus d’emprise forte sur l’espèce humaine. Notre avenir sur Terre dépend donc de notre attitude vis à vis de la planète.
La question de notre adaptation au changement climatique est posée. Celui-ci est inéluctable. Pour autant, l’avenir n’est pas écrit. L’exemple de l’épidémie du Covid 19 nous montre qu’une maîtrise du confinement retarde et amortit le « pic » de l’épidémie. Notre système de santé aurait sinon été débordé, nous obligeant alors à « trier » les malades, voire paralysé, nous empêchant de soigner les malades quand les soignants sont eux-mêmes malades. Lors de l’épidémie de la grande peste on n’enterrait plus les morts, la population était sidérée face à la catastrophe.
Mais si une épidémie a toujours une fin, il est illusoire d’attendre un retour « à la normale » du système climatique à l’échelle du temps de vie de nos sociétés. Nous savons que le coup est parti. Seules sont incertaines l’ampleur et la vitesse du changement en cours. Allons-nous le subir sans réagir ? C’est un choix possible, à condition qu’il soit éclairé, et d’en mesurer toutes les conséquences, vraisemblablement dramatiques. Allons-nous vivre détachés de l’évolution de la Terre, dans un environnement confiné et artificiel ? Nous préférons faire le pari de l’action éclairée, guidé par la conviction qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire et progresser en humanité.
Jean Jouzel, Directeur émérite de recherche au CEA, chercheur au LSCE/IPSL
Le réchauffement climatique lié aux activités humaines est une réalité. Si rien n’était fait pour diminuer rapidement nos émissions de gaz à effet de serre, il serait difficile aux jeunes d’aujourd’hui de s’adapter aux conditions climatiques auxquelles ils auraient à faire face dans la seconde partie de notre siècle, voire impossible dans certaines régions particulièrement vulnérables. Ce constat est basé sur les travaux d’une communauté scientifique qui s’est mobilisée depuis les années 80 de façon à mieux appréhender les causes de ce réchauffement, ses conséquences et les solutions qui pourraient être mises en œuvre pour le limiter et s’y adapter, au moins pour l’essentiel. Consciente de sa responsabilité vis-à-vis des décideurs politiques et de l’ensemble des populations de notre Planète, cette communauté s’est organisée au sein du GIEC, le Groupe Intergouvernemental d’experts sur l’Evolution du climat. Climatologue, impliqué depuis les années 70 dans la reconstitution des climats passés à partir de l’analyse des glaces de l’Antarctique et du Groenland, j’ai rapidement perçu cette responsabilité que nous avions, collectivement, de porter les résultats de nos travaux à la connaissance du plus grand nombre, bien au-delà de cette communauté « climat », et de fournir aux « décideurs politiques » les arguments pour qu’ils puissent prendre des décisions.
Cette prise de conscience de notre responsabilité collective s’est, pour moi, largement construite autour des travaux de paléoclimatologie dans lesquels je me suis impliqué et de leur pertinence vis-à-vis de l’évolution future de notre climat. L’article de Jean-Claude Duplessy intitulé « variabilité et histoire à long terme du climat » paru dans les cahiers du MURS en 1991, est un excellent point de départ qui permet déjà d’illustrer cet apport des données du passé et de mettre en valeur les aspects sur lesquels il s’est considérablement enrichi depuis le milieu des années 80. La connaissance que nous avons des grands cycles glaciaires-interglaciaires qui ont ponctué le quaternaire – période qui couvre les deux derniers millions d’années – repose alors essentiellement sur l’étude des sédiments marins. Grâce à eux, la théorie astronomique, qui stipule l’existence d’un lien entre les variations de l’insolation liées à l’évolution lente de l’orbite terrestre et ces grands cycles climatiques, est très largement acceptée. Dans son article, Jean – Claude Duplessy nous décrit comment les données publiées au cours des décennies 70 et 80 mettent en pleine lumière l’apport de ces sédiments marins à la connaissance des climats passés grâce, en particulier, au programme CLIMAP (Climate/Long Range Investigation Mappings and Predictions Project). Visant à cartographier les conditions climatiques qui régnaient sur l’ensemble des océans au Dernier Maximum Glaciaire, il y 20 000 ans, ces travaux montrent qu’entre cette période et aujourd’hui le réchauffement moyen de notre Planète n’aurait pas excédé 4°C.
Les décennies 70 et 80 sont aussi celles de la prise de conscience du risque que font peser les activités humaines sur notre climat à travers l’augmentation de l’effet de serre liée, en premier lieu, aux émissions de dioxyde de carbone qui résultent de l’utilisation croissante des combustibles fossiles et de la déforestation. Certes dès la fin du 19e siècle, le suédois Svante Arrhenius attirait l’attention sur le réchauffement qui pourrait résulter de l’utilisation du charbon, et la montée rapide de la concentration atmosphérique en CO2 est confirmée grâce aux mesures initiées en 1958 par Charles Keeling dans une station située près du sommet du Mauna Loa dans la grande île d’Hawaï. Mais ce n’est qu’à partir des années 70 que les climatologues bénéficient de l’apparition des premiers supercalculateurs et s’intéressent à la capacité des modèles climatiques à simuler des climats différents de celui dans lequel nous vivons actuellement. Ces modèles confirment qu’une fois l’équilibre climatique atteint, un doublement de la teneur en CO2 se traduirait par un réchauffement important. Un rapport de l’Académie des sciences américaine, rédigé en 1979 sous la direction de Jules Charney, estime que ce réchauffement, qui définit la sensibilité du climat, serait compris entre 1,5 et 4,5 °C. Ces valeurs sont significativement plus élevées que celle, proche de 1,2 °C, attendue en l’absence de rétroactions dans le système climatique ce qui témoigne de l’existence de mécanismes d’amplification au sein de la machine climatique.
Fort des résultats du projet CLIMAP, Jean – Claude Duplessy nous fait part de ses craintes en notant qu’un réchauffement de 4°C, envisageable d’ici la fin du 21éme siècle, serait aussi grand que celui qui a permis à la Terre de passer d’une période glaciaire à l’époque actuelle. Se basant sur le rapport Charney, André Berger est sur ce même registre de l’alerte dans un autre article « La santé de la Terre, un défi aux universités » paru dans ces mêmes cahiers du MURS. Nous sommes en 1991 et l’un et l’autre sont très attentifs aux conclusions du GIEC, créé en 1988 et dont le premier rapport vient d’être publié en 1990.
Chercheur, depuis le début des années 70, dans le domaine de l’évolution passée de notre climat, je m’intéresse – comme Jean-Claude Duplessy, André Berger et beaucoup de nos collègues climatologues – aussi à son avenir. Une première raison est que je suis impliqué avec Claude Lorius et son équipe du LGGE Grenoble dans l’analyse des glaces du forage réalisé par des équipes soviétiques à Vostok au cœur de l’Antarctique ; à Saclay nous analysons la composition isotopique de la glace qui nous permet de reconstituer l’évolution de la température tandis qu’à Grenoble Dominique Raynaud, Jean-Marc Barnola et Jérôme Chappellaz reconstruisent les variations de la composition de l’atmosphère à partir des bulles d’air qui y sont piégées. Et en 1987, une série de publications montre que concentration en CO2 et climat ont varié de concert sur l’ensemble du dernier cycle glaciaire – interglaciaire ; s’y ajoute le fait que les concentrations observées en 1990 n’ont jamais été aussi élevées depuis 160 000 ans. Ces travaux – mentionnés dans l’article de Jean-Claude Duplessy – ont indéniablement contribué à la prise de conscience de l’influence des activités humaines sur l’évolution récente et future de notre climat, y compris dans la sphère politique. J’y suis alors d’autant plus sensible que dans les années 80, j’ai séjourné aux Etats-Unis et travaillé à New-York au GISS alors dirigé par Jim Hansen dont les auditions devant le congrès américain ont marqué cette décennie (en juin 1988, année de canicule, il affirme que le réchauffement est avéré à plus de 99 chances sur cent et clame l’urgence des mesures à prendre) et à Columbia University avec Wally Broecker un des premiers scientifiques à avoir tiré la sonnette d’alarme à partir d’un article « Are we on the brink of a pronounced global warming » paru en 1975.
C’est donc tout naturellement qu’à partir des années 90, je me suis impliqué dans les travaux du GIEC comme auteur principal des 2ème et 3ème rapports publiés en 1995 et 2001, puis membre de son bureau et vice-président du groupe 1, dédié aux aspects scientifiques, jusqu’en 2015. Une de mes motivations était de mettre en avant le fait que les climats passés nous apportent toute une série d’informations pertinentes vis-à-vis de son évolution future. Le lien entre climat et effet de serre, déjà évoqué, en fournit un premier exemple mais les recherches conduites depuis les années 90 nous en offrent d’autres. Dans le prolongement de l’article de Jean-Claude Duplessy, j’évoquerai dans la première partie de cet article, cet apport des données du passé.
A travers ma participation au GIEC, j’ai rapidement pris conscience de la responsabilité de notre communauté scientifique vis-à-vis des citoyens tant les décisions en matière de lutte contre le réchauffement climatique et d’adaptation sont de nature à modifier notre mode de vie et les trajectoires de développement de nos civilisations. Je me suis également intéressé aux prises de décision des politiques, en particulier à travers une participation, au titre de la délégation française, aux conférences climat – les COP – successives de 2001 à 2019. J’aborderai, cette dualité entre communauté scientifique et décision politique dans une deuxième partie de cet article que je conclurai en mentionnant certains de mes engagements largement motivés par cette idée de la responsabilité du scientifique.
1- Que nous ont appris les données du passé vis-à-vis de l’évolution future de notre climat?
Depuis que notre Planète s’est formée il y a environ quatre milliards et demi d’années, son climat s’est constamment modifié et en reconstituer l’histoire est intéressant à beaucoup de titres. Le dernier million d’années marqué par la succession de périodes glaciaires et interglaciaires aux caractéristiques très différentes est particulièrement riche d’informations qui peuvent être extraites d’archives océaniques, continentales ou glaciaires et de leur inter comparaison, et être confrontées à celles fournies par les modèles climatiques. C’est cet aspect que Jean-Claude Duplessy évoque lorsqu’il met en parallèle les 4°C de réchauffement estimés depuis le Dernier Maximum Glaciaire à ceux envisageables d’ici la fin du siècle. Le développement, important au cours des trente dernières années, de modèles climatiques permettant de simuler les climats passés a enrichi cette comparaison d’autant que ce sont les mêmes modèles que ceux utilisés pour les projections vers le futur et pour simuler le climat de planètes comme Vénus ou Mars aux conditions différentes de celles de la Terre en terme de composition de l’atmosphère et de distance par rapport au soleil. Cette approche permet d’évaluer la capacité de ces modèles à rendre compte de conditions climatiques différentes de celles d’aujourd’hui et fournit une estimation de la sensibilité du climat, c’est-à-dire de sa réaction vis-à-vis d’une modification de l’effet de serre. Elle nous fournit donc un second exemple de pertinence des données du passé vis-à-vis de l’évolution future de notre climat après celui déjà mentionné du lien entre climat et effet de serre dans le passé. Je reviens sur ce lien car les données se sont depuis considérablement enrichies et j’évoque trois autres aspects qui n’étaient pas appréhendés au début des années 90, l’existence de variations climatiques rapides, l’observation de niveaux de la mer élevés au moment du dernier interglaciaire, il y a 125 000 ans, et le climat des derniers millénaires dont une meilleure connaissance permet de mettre en perspective le réchauffement récent et contribue à son attribution aux activités humaines.
1.1 – Evolution conjointe du climat et de l’effet de serre au cours des 800 000 dernières années
Nous avons déjà dit l’importance des résultats publiés en 1987 à partir de l’analyse des glaces antarctiques de Vostok concrétisés par une série de trois articles dans la revue Nature et leur retentissement. En témoigne le commentaire, publié dans ce même numéro, traitant cette carotte Vostok de corne d’abondance et l’intérêt de la presse étrangère ; j’ai été surpris et fier d’être interviewé dans notre laboratoire par Walter Sullivan, célèbre journaliste scientifique du New-york Times. Ces résultats vont s’enrichir dans différentes directions.
Après le CO2, l’équipe de Grenoble emmenée par Dominique Raynaud va s’intéresser au méthane, CH4, autre gaz à effet de serre dont la concentration dans l’atmosphère est aujourd’hui affectée par les activités humaines, pour partie par les activités agricoles. L’enregistrement couvrant le dernier cycle climatique obtenu par Jérôme Chappellaz fait également état de valeurs plus faibles en période froide qu’en période chaude et des valeurs actuelles environ deux fois plus élevées que ces dernières.
Tenir compte de ces deux gaz à effet de serre, CO2 et CH4, conduit à estimer que l’augmentation du forçage radiatif a été de 2,4 Watts/m2 entre le Dernier Maximum Glaciaire et la période préindustrielle. Cette valeur est significative et du même ordre que celle résultant des activités humaines depuis 1750 (celle correspondant au doublement de la concentration en CO2, précédemment cité, est de 4 Watts/m2).
L’interprétation des données obtenues sur le forage de Vostok qui sont clairement influencées par les variations de ce forçage radiatif en découle. Comme cela a été démontré par les sédiments marins, c’est bien la position de la Terre sur son orbite qui est le métronome des grandes glaciations du Quaternaire mais l’effet de serre intervient comme l’un des amplificateurs des changements d’insolation. Son rôle est loin d’être négligeable puisque dans un article publié par Claude Lorius et co-auteurs en 1990, il est estimé que la variation de l’effet de serre a contribué pour environ moitié au réchauffement associé au passage du Dernier Maximum Glaciaire à la période actuelle. Ces auteurs en déduisent une sensibilité du climat de 3 à 4° C, ce qui suggère, tout comme les modèles, que le système climatique agit comme un amplificateur vis-à-vis de l’augmentation de l’effet de serre.
Enfin ces enregistrements vont remonter beaucoup plus loin dans le temps. Le forage Vostok se poursuit, malgré les difficultés auxquelles font face les foreurs russes dans les années 90, ce qui permet d’étendre les enregistrements aux 420 000 dernières années. Et le forage européen réalisé au Dome C, un autre site de l’Antarctique de l’Est, permet de doubler la mise et d’atteindre 800 000 ans. Sur l’ensemble de cette période qui couvre 8 cycles climatiques, la corrélation très étroite entre climat et effet de serre est pleinement confirmée (Figure1) avec un changement de rythme il y a environ 400000 ans et depuis des variations plus marquées entre périodes glaciaires et interglaciaires. Ceci vaut aussi bien pour la température en Antarctique déduite de l’analyse des forages que pour la teneur en CO2 et pour l’élévation du niveau de la mer, deux paramètres à caractère global.
Le message est clair, les variations de l’effet de serre ont contribué aux variations passées de notre climat. Et, au vu de la sensibilité estimée à partir de l’ensemble de ces données du passé, on doit effectivement s’attendre à un réchauffement lié aux activités humaines dont l’amplitude sera, en fonction du scénario d’émissions, cohérente avec celle actuellement envisagée à partir des modèles climatiques.
1.2 – La découverte de variations climatiques rapides
Le début des années 90 a été marquée par une découverte majeure, celle de l’existence de variations climatiques rapides. Une confirmation plutôt car, dès les années 1930, l’étude de séries polliniques et de sédiments lacustres avait montré que la dernière déglaciation était marquée par des fluctuations rapides ; Jean-Claude Duplessy nous dit que cette rapidité est confirmée par l’étude des sédiments marins « des conditions chaudes s’installent, elles sont suivies d’un refroidissement brutal, de l’ordre du siècle, et cette nouvelle période très froide se prolonge sur un bon millénaire et est d’un nouveau réchauffement rapide ». Ces variations rapides survenant durant la dernière déglaciation, Bolling Allerod puis Younger-Dryas, sont donc déjà bien documentées.
Et les forages glaciaires réalisés au Groenland – Camp Century dans les années 1960, Dye 3 au début des années 1980 – laissaient clairement entrevoir que la dernière période glaciaire, aussi, était loin d’être stable. Les sédiments marins le suggéraient également mais la confirmation est fournie par l’étude des forages européen GRIP et américain GISP 2 qui ont atteint le socle rocheux en 1992 et 1993, puis North GRIP, au centre du Groenland. Ils révèlent que l’ensemble de la dernière période glaciaire est ponctuée par une succession de variations rapides d’abord identifiées dans le profil de composition isotopique de la glace. On y recense pas moins de 25 sursauts climatiques (Figure 2). Sur quelques décennies, parfois moins, l’atmosphère s’est fortement réchauffée, la distribution des vents et des précipitations s’est trouvée modifiée.
Un refroidissement, qui s’étalait plus lentement sur quelques centaines d’années et se terminait plus rapidement, venait alors clore ce sursaut climatique. De tels épisodes, appelés « événements de Dansgaard-Oeschger » sont particulièrement marqués dans l’Atlantique Nord. Au Groenland, le réchauffement a parfois atteint 16 ˚C en quelques décennies, peut-être moins dans certains cas ! Les habitants de l’Europe de l’Ouest ont sans doute été les plus éprouvés par ces bouleversements climatiques, dont on retrouve la trace dans les sédiments marins de l’Atlantique Nord mais aussi sur le continent adjacent, aussi bien dans des concrétions calcaires que dans des sédiments lacustres. Ils ont en fait laissé des traces sur une large partie de la planète, dans le rythme des moussons comme en témoignent des stalagmites chinoises et jusque dans l’hémisphère Sud où elles apparaissent néanmoins très amorties ainsi que l’illustre la comparaison des enregistrements isotopiques des glaces du Groenland et de celles de l’Antarctique (Figure 2).
Près de trente ans se sont écoulés au cours desquels l’intérêt pour ces variations rapides découvertes dans le grand Nord – leur extension géographique, les mécanismes qui en sont à l’origine, la possibilité qu’elles surviennent au cours des prochains siècles – est allé en s’amplifiant. Dès leur mise en évidence, ces changements ont été attribués à des modifications de la circulation océanique dans l’Atlantique Nord en réponse à des décharges massives d’icebergs dont la fonte injecte en surface de grandes quantités d’eau douce et légère, modifiant ainsi la formation des eaux profondes. On parle alors d’arrêt puis de remise en route du Gulf Stream, un peu abusivement car il s’agit d’une modification de ce courant de surface. Mais l’atmosphère n’est pas en reste comme en témoigne les variations extrêmement rapides des retombées de poussière associées aux événements Dansgaard/Oeschger. Ces derniers ont donné naissance à la notion de « surprise climatique » avec en arrière-plan la question de la stabilité de la circulation océanique dans un contexte de réchauffement climatique. Une modification importante du Gulf Stream, peu probable d’ici 2100, ne peut pas être exclue à échéance de quelques siècles. Mais contrairement à une idée assez répandue et popularisée par le film « Le jour d’après », cette modification ne se traduirait pas par une plongée dans une nouvelle ère glaciaire mais plutôt par un retour rapide vers des conditions proches de celles qui règnent aujourd’hui sur l’Atlantique Nord et les continents adjacents.
La pertinence de ces variations climatiques rapides par rapport à l’évolution future de notre climat tient à l’échelle de temps de ces événements, celle d’une vie humaine voire beaucoup moins. Mais elle nous donne aussi l’idée d’un climat plus fragile que, généralement, nous ne l’imaginons.
1.3 – Un niveau de la mer plus élevé qu’aujourd’hui au dernier interglaciaire
Au cours des trois dernières décennies, notre connaissance de la dernière période interglaciaire, autour de – 125 000 ans, a énormément progressé. Pendant cette période, le maximum du niveau moyen de la mer a été, durant plusieurs millénaires, supérieur au niveau actuel d’au moins 5 m du fait de la contribution importante des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique. Cette variation du niveau de la mer s’est produite dans un contexte caractérisé par des températures de surface aux hautes latitudes, moyennées sur plusieurs milliers d’années, supérieures d’au moins 2°C aux températures actuelles ; la contribution la plus importante était due à une diminution du volume de la calotte du Groenland et, à un degré moindre, à celle de l’Antarctique. Le réchauffement était moins important à l’échelle globale ce qui indique qu’un réchauffement même limité peut conduire, s’il est maintenu dans la durée, à des élévations du niveau de la mer élevées et aux conséquences très importantes.
Ces données du passé illustrent donc les risques liés, à long terme, à l’élévation du niveau de la mer. En fait, à partir d’un certain seuil compris entre 2 et 4°C – de l’ordre donc des valeurs envisageables en réponse à nos activités – le réchauffement de la planète entraînerait une disparition quasi-complète de la calotte du Groenland en l’espace d’un millénaire ou plus, ce qui provoquerait une élévation du niveau moyen de la mer à l’échelle du globe d’environ 7 m.
1.4 – Un réchauffement sans précédent
Augmentation de l’effet de serre liée aux activités humaines et réchauffement sont désormais l’une et l’autre bien documentés. Cependant, établir une relation de cause à effet et donc attribuer aux activités humaines le réchauffement récent est loin d’être évident. Il est pour cela indispensable de situer ce réchauffement, un peu moins de 1°C depuis les années 50, dans un contexte historique plus long, de l’ordre de un à deux millénaires. Cette reconstruction de l’évolution de notre climat à l’échelle millénaire a été au cœur d’une polémique autour de ce qui reste dans les annales comme le débat sur la « crosse de hockey » porté, du côté des scientifiques, par le chercheur américain Michaël Mann.
Le climat du dernier millénaire, période popularisée en France par les chroniques historiques d’Emmanuel Le Roy-Ladurie, est bien documentée dans de nombreux pays européens mais aussi en Chine et en Egypte. Même si elles sont souvent à caractère local et largement discontinues, les données historiques – englacement des canaux aux Pays-Bas, nombre de jours de gel ou de neige, inondations et sécheresses, force des vents et tempêtes sur les continents et les océans, date de la migration des oiseaux, de la floraison des arbres et des vendanges, volume des récoltes – ont, dans nos régions, fourni une part de la connaissance que nous avons du climat de cette période. Elles ont permis d’identifier l’optimum médiéval, aux 11ème et 12éme siècles et le petit âge glaciaire qui, en Europe de l’Ouest, a prévalu entre les 16éme et 19éme siècles, néanmoins interrompu de périodes plus clémentes.
Michael Mann utilise ces données historiques mais il s’appuie également sur les reconstructions climatiques basées sur l’étude des cernes d’arbre, des glaces polaires et des coraux (Figure 3). Résultat : la « crosse de hockey » revoit à la baisse l’importance donnée par les historiens à l’optimum médiéval et au petit âge glaciaire. Cela ne remet pas du tout en cause leur approche plus qualitative et essentiellement limitée à l’Europe de l’Ouest, mais tend à montrer le caractère exceptionnel de la période récente, lorsque l’on s’intéresse à l’ensemble de notre hémisphère. Les conclusions du GIEC selon lesquelles « le réchauffement observé au 20ème siècle a été le plus important des 1000 dernières années et, dans l’hémisphère Nord, les années 90 ont été la décennie la plus chaude », qualifiées l’une et l’autre de probables, ont déchaîné en 2001 des passions qui restent vives. Car on en pressent l’importance dans le débat sur la responsabilité des activités humaines dans ce réchauffement récent.
Les deux derniers rapports ont confirmé, pour l’essentiel, les conclusions des travaux de Michaël Mann et de ses collègues en les précisant. Ainsi des périodes de plusieurs décennies au cours desquels la température était aussi élevée qu’à la fin du 20ème siècle ont effectivement été identifiés dans certaines régions. Mais alors que le réchauffement affecte l’ensemble de la Planète, ces intervalles chauds ne se sont pas produits de manière aussi cohérente dans les différentes régions. Ceci explique que, « considérée sur l’ensemble de l’hémisphère Nord, aucune période de 30 ans appartenant à l’optimum médiéval n’ait été aussi chaude que les années 1983 à 2012 ». Qui plus est, la prise en compte du forçage orbital, dont la variation est faible mais non négligeable à ces échelles de temps, des forçages solaire et volcanique et de la variabilité interne permet d’apporter une explication au refroidissement observé entre optimum médiéval et petit âge glaciaire ainsi qu’à sa répartition géographique.
Ces fluctuations du dernier millénaire peuvent donc être associées à des causes naturelles de variation du climat tout au moins jusque dans la première partie du siècle dernier. Mais ce n’est plus le cas pour la période plus récente de nature visiblement différente (Figure 3). Cette conclusion doit beaucoup aux modélisateurs du climat qui ont réalisé deux types de simulations couvrant le 20ème siècle. Les premières ne prennent en compte que l’évolution des forçages naturels, variabilité solaire et volcans, tandis que les secondes incluent également les forçages anthropiques, gaz à effet de serre et particules d’aérosols. Il est impossible de reproduire le réchauffement observé si l’on ne prend pas en compte l’évolution des gaz à effet de serre, ce qui implique que nous sommes, de façon quasi-certaine dans un monde dont nous modifions le climat. Sur la période 1950-2010, la contribution naturelle est estimée à moins de 0,1°C tandis que celle liée aux activités humaines est estimée à 0,7°C et est donc de l’ordre du réchauffement observé de 0,6°C (Figure 4). L’influence des activités humaines est également détectée dans le réchauffement de l’océan, dans les changements du cycle global de l’eau, dans le recul des neiges et des glaces, dans l’élévation du niveau moyen mondial des mers et dans la modification de certains extrêmes climatiques. En 2014, l’ensemble de ces éléments conduit le GIEC à conclure que l’influence de l’homme est la cause principale du réchauffement observé depuis le milieu du 20ème siècle, à plus de 95 chances sur 100.
2 – La prise de conscience de ma responsabilité de scientifique
Fils d’agriculteurs bretons, j’ai un souvenir émerveillé du bocage tel qu’il existait encore dans les années 50. Gamin, c’était une de mes joies d’emmener les vaches au pré en suivant un magnifique chemin creux que le remembrement a depuis largement supprimé. Nul doute, j’ai apprécié la qualité de l’environnement dans lequel j’ai grandi mais je ne crois pas que cette jeunesse à la campagne aurait suffi à me faire prendre conscience des dangers que les activités humaines font courir à notre environnement.
C’est à travers mon activité de recherche que je m’y suis intéressé. Ce n’était d’ailleurs probablement pas le cas en tout début de carrière même si ma thèse, commencée en 1968, portait sur l’étude de la formation de la grêle, phénomène naturel aux conséquences potentiellement dévastatrices pour les cultures et, encore plus, pour les vignobles. Le déclic s’est produit plus tardivement, grâce à Claude Lorius qui dans les années 70 m’a entraîné vers l’étude des glaces polaires. Dans les années 80, j’ai eu la chance d’être impliqué dans la découverte d’un lien entre effet de serre et climat dans le passé grâce aux résultats obtenus à partir de l’analyse du forage Antarctique de Vostok (cf 1.1), et, au début des années 90, dans la confirmation de l’existence de variations climatiques rapides au cours de la dernière période glaciaire, apportée par l’étude des glaces prélevées au centre du Groenland (cf 1.2).
Ces travaux ont indéniablement joué un rôle dans ma propre prise de conscience des conséquences potentielles des activités humaines sur l’évolution de notre climat. Ils ont eu un large écho au sein de la communauté scientifique qui en a reconnu l’importance. Ainsi les résultats obtenus sur les 420 000 années couvertes par les carottes de glace extraites sur le site site de Vostok, nous ont valu à Claude Lorius et à moi-même de recevoir la médaille d’or du CNRS en 2002. Et en 2012, m’a été décerné – conjointement avec Susan Solomon, chimiste de l’atmosphère – le prix Vetlesen, considéré comme le « Nobel des sciences de la Terre et de l’Univers », pour l’extension de l’enregistrement de température aux 800 000 dernières années (cf 1.1). Mais au-delà de la reconnaissance, par le jury de ce prix, de ces résultats dont je souligne qu’ils sont le fruit d’un travail d’équipe « In the longest climate reconstruction yet from ice cores, Jouzel in a 2007 study in the journal Science charted temperatures in Antarctica for the last 800,000 years, over eight consecutive ice ages », j’ai été tout aussi sensible à la seconde partie de la citation de ce prix Vetlesen, plus personnelle « He has also been a leader in bringing human-caused climate change to the public’s attention ».
Rétrospectivement, ce rôle de « lanceur d’alerte » doit beaucoup aux résultats obtenus sur les glaces de l’Antarctique et du Groenland à la fin des années 80 et au début des années 90. Mais il résulte tout autant de l’intérêt que leur ont alors porté les médias. Dès la sortie des articles mettant en évidence le lien entre climat et effet de serre, je reçois à Saclay, en octobre 1987, la visite de Walter Sullivan, reporter au New-York Times et l’un des plus célèbres journalistes scientifiques, considéré comme le « dean of science writers ». Cette interview a marqué le début de plus de trente ans d’interactions très riches avec les médias. Et j’ai pu vérifier que, dès 1989, les points de vue que j’y exprimais incluaient déjà, au-delà des enseignements apportés par l’étude du passé de notre climat, un message d’alerte par rapport à son avenir en réponse aux activités humaines.
Ce volet « avenir de notre climat » prendra progressivement de plus en plus de place dans mes interventions au point que la plupart d’entre elles y sont désormais largement, voire entièrement, consacrées. Ma participation aux travaux du GIEC, de 1994 à 2015 y a largement contribué. J’ai de façon récurrente, par exemple dans un article « Réchauffement du climat : ce que la science dit » paru dans les Cahiers du MURS en 2005, dit mon attachement à la mission du GIEC qui ne consiste pas à faire des recommandations aux décideurs politiques mais à leur donner les éléments pour qu’ils puissent prendre leurs décisions. La qualité indéniable de ces rapports doit beaucoup à la force de l’expertise collective et à la prise en compte la plus large possible des nombreux commentaires externes qui, d’horizons très divers, y sont apportés tout au long du processus de rédaction. Les projections réalisées à l’aide de modèles climatiques, en fonction de différents scénarios d’émission de gaz à effet de serre, tiennent une place très importante dans ces rapports du GIEC. Dans notre pays, ces projections climatiques sont réalisées par les chercheurs de Météo France et par ceux de l’Institut Pierre-Simon Laplace (IPSL) ; j’ai dirigé l’IPSL de 2001 à 2008 et mon intérêt pour l’évolution future de notre climat a donc aussi largement bénéficié de mes interactions avec les équipes de modélisation du climat de cet institut.
Chaque rapport du GIEC se concrétise par un résumé rédigé à l’attention des décideurs politiques et adopté ligne à ligne par les représentants des gouvernements. J’adhère pleinement à cette procédure. D’une part, le contenu de ces rapports reste sous le contrôle des scientifiques car toute proposition de modification au niveau de ce résumé doit s’appuyer sur le rapport complet rédigé par cette communauté scientifique. D’autre part, et au prix de séances plénières marathon – j’en ai vécu une vingtaine avec énormément d’intérêt – elle permet une véritable appropriation de ces rapports par les décideurs politiques et assure aux rapports du GIEC une visibilité qui ne se dément pas depuis 1990. L’avantage de ce processus d’adoption est qu’il crée une synergie entre la communauté scientifique qui s’implique fortement dans la rédaction des rapports du GIEC et les décideurs politiques. Chaque année depuis 1995, ces décideurs se réunissent au sein des COP, Conference Of Parties de la Convention Climat mise sur pied lors du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992
3 – Conclusion : des engagements plus «politiques »
Le début des années 2000 va marquer un tournant au niveau de mes engagements. Lors d’une émission télévisée à laquelle je participe aux côtés de Dominique Voynet, alors Ministre de l’Environnement, je lui dis mon regret que notre communauté scientifique ne soit pas associée aux négociations « climat ». Cette remarque est prise au sérieux puisque fin 2001, je suis invité à participer à la COP 7 qui s’est déroulée à Marrakech, au titre d’expert scientifique au sein la délégation française. D’une certaine façon, je franchis alors le pas entre notre communauté scientifique et celle des décideurs politiques. J’assume alors pleinement ce choix car je pense que nous, scientifiques, ne devons pas rester dans notre « tour d’ivoire » mais nous ouvrir très largement vers l’extérieur, répondre aux sollicitations des médias – ce que j’avais fait jusque là – mais aussi à celles des politiques avec cet objectif de mettre l’expertise acquise à leur disposition. Je ne le regrette pas non plus car c’est passionnant de participer à ces conférences « climat » en étant immergé au sein d’une délégation nationale et donc en ayant des interactions très riches avec l’équipe des négociateurs. J’ai été heureux de répondre à cette invitation chaque année depuis 2001 et d’avoir jusqu’ici participé à 19 COP, avec des déceptions comme à Copenhague et des satisfactions comme celles que nous ont apportées l’accord de Paris, dont néanmoins l’ambition doit impérativement être rehaussée. Et je suis partant pour la COP 26 qui se tiendra fin 2021 à Glasgow.
Mon expertise dans le domaine de l’évolution du climat, mon implication dans le bureau du GIEC, m’ont amené à m’investir aussi au niveau national. Sous le mandat de Jacques Chirac, j’ai participé au groupe d’experts réuni pour préparer la loi qui en 2005 fixe la stratégie française et les objectifs à atteindre en matière d’énergie, puis à la Mission Interparlementaire pour l’Effet de Serre. En 2007, le mandat de Nicolas Sarkozy s’ouvre par le lancement du Grenelle de l’environnement dans lequel j’ai été, avec l’économiste anglais Nicholas Stern, invité à prendre en charge la co-présidence du groupe dédié à l’énergie et au climat ; m’est également confiée la présidence d’un des groupes de travail mis en place en vue de préparer le plan national d’adaptation au changement climatique. Sous François Hollande, c’est à un comité chargé de préparer la loi sur la transition énergétique que j’ai participé puis à celui réuni autour de Laurent Fabius en amont de la conférence de Paris. Et je reste sollicité par Emmanuel Macron sur les aspects liés au réchauffement climatique si bien que l’occasion m’a été donnée d’échanger avec les quatre plus récents présidents de notre pays. Sur ces aspects « climat » c’est en premier lieu avec le ministère de l’environnement et ses responsables successifs que j’ai interagi mais je me suis également investi du côté de la recherche, à travers, en particulier, le Haut Conseil pour la Science et la Technologie que j’ai présidé de 2009 à 2013. Et c’est à l’invitation de la Ministre Frédérique Vidal que je préside un groupe de travail sur l’intégration des enjeux de la transition écologique dans l’enseignement supérieur. Là aussi, j’ai la conviction que la transmission vers les jeunes – enseignement supérieur mais aussi lycéens, collégiens, écoliers – relève de notre responsabilité. Au-delà d’échanges directs dans des classes ou à l’université, dans lesquels je m’investis avec plaisir, nous nous devons de faciliter l’accès des connaissances acquises dans ce domaine de la transition écologique aux enseignants.
Tous mes engagements auprès des décideurs politiques se sont appuyés sur l’expertise que j’ai acquise comme climatologue ou plus généralement, c’est le cas du HCST, comme chercheur. A partir de 2010, ceux-ci vont devenir plus « politiques » et correspondent plus – je l’admets – à une démarche citoyenne qu’à un engagement d’expert. Suite au Grenelle de l’environnement, le Conseil Economique et Social est transformé en Conseil Economique, Social et Environnemental et c’est à ce titre, qu’en 2010 et pour un second mandat en 2015, j’y suis nommé comme personnalité qualifiée ; mon activité y est centrée sur des aspects liés au climat et à l’énergie mais aussi à l’adaptation et à la « justice climatique », notion qui nous renvoie au risque d’accroissement des inégalités liées au réchauffement climatique. Et c’est un pas supplémentaire que j’ai plus récemment franchi en m’impliquant dans la campagne électorale de Benoît Hamon, en 2017, comme conseiller climat, et dans celle d’Anne Hidalgo dont, en 2020, j’ai présidé le comité de soutien dans la cadre de sa candidature à la mairie de Paris. Aucun de ces décideurs politiques n’a, me semble-il, acquis des connaissances sérieuses sur les problèmes environnementaux dans le cadre de ses études, mais j’ai généralement perçu chez eux une véritable envie d’interagir avec la communauté scientifique sur ces thèmes dont ils savent l’importance croissante pour le monde de demain ; j’aime citer l’exemple de Delphine Batho qui lorsqu’elle est, en 2012, devenue ministre (écologie, développement durable et énergie), prenait, dans cet esprit d’interaction, le temps d’assister aux réunions du petit comité qu’elle avait mis en place pour préparer le débat préalable à la préparation de la loi sur la transition énergétique. Tous ces échanges que j’ai eus, depuis une vingtaine d’années, renforcent ma conviction qu’il est de notre rôle de répondre aux questions que se posent légitimement les décideurs politiques lorsqu’ils nous sollicitent.
Depuis 2005, je suis membre du MURS, le Mouvement Universel de Responsabilité Scientifique, créé par le Recteur Mallet en 1974 et présidé successivement par nos regrettés collègues Jean Dausset et Gérard Mégie, auxquels j’ai succédé. Je suis pleinement en phase avec le Manifeste de notre mouvement qui met en avant le fait que « le débat est indispensable » mais il est une phrase de ce Manifeste à laquelle je suis particulièrement sensible « Le droit à l’éducation et à l’information scientifique doit se traduire par une meilleure communication entre les scientifiques, les responsables des politiques publiques, les médias et les différents groupes composant la société ». Cette nécessité d’éduquer, d’informer, de communiquer vaut bien entendu pour l’ensemble des disciplines mais elle doit être au cœur des domaines où il y a urgence à agir. Et c’est le cas pour ce qui touche à l’évolution de notre climat.
Références
André Berger, La santé de la Terre, un défi aux Universités, Cahiers du MURS, 23/24, 1991
Jean-Claude Duplessy, Variabilité et histoire à long terme du climat, Cahiers du MURS, 23/24, 1991
Jean Jouzel, Réchauffement du climat : ce que la science dit. Cahiers du MURS, 4ème trimestre 2005.
Jean Jouzel et al., Orbital and millenial antarctic climate variability over the last 800 000 years, Science, 317, 793, 2007
Laetitia Loulergue et al., Orbital and millennial-scale features of atmospheric CH4 over the past 800 000 years, Nature, 453, 383–386,
Dieter Luthi et al., Low carbon dioxyde in Dome C ice 650,000 – 800,000 years before present. Nature, 453, 7193, 379 – 382, 2008.
North GRIP iec core project members., High resolution climate record of the Northern Hemisphere reaching into the last Interglacial period. Nature, 431, 147 – 151, 2004.
Rapports du GIEC : disponibles sur IPCC.ch (résumés pour décideurs et résumés techniques en français)