Interview paru dans Télérama le 21 novembre 2018 : Jean Jouzel
Propos recueillis par Vincent Rémy pour Télérama avec le texte additionnel: Notre Terre Bout ? Il n’est pas trop tard, mais presque dit le climatologue. Son plan : une banque européenne pour financer la transition énergétique. Que les dirigeants embrayent !
Dans quinze jours, le 3 décembre, s’ouvre en Pologne, dans l’ancienne ville minière de Katowice, la Cop 24, considérée comme la dernière chance de concrétiser les engagements de l’accord sur le climat signé en 2015 à Paris, et surtout de les renforcer. Les catastrophes climatiques en chaîne, comme en témoignent les feux qui ravagent la Californie, soulignent l’extrême urgence de mesures radicales. Climatologue de renom, ancien vice-président du groupe scientifique du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), Jean Jouzel, homme pourtant d’une grande modération, ne cache plus son extrême inquiétude. Pour survivre, l’humanité doit impérativement laisser sous terre l’essentiel du pétrole, du gaz et du charbon qui s’y trouvent encore. Le défi est immense, mais les solutions techniques sont là, estime le chercheur. Avec Pierre Larrouturou, économiste et ingénieur agronome, il milite pour que l’Europe se dote d’un outil puissant pour financer la transition énergétique, un « pacte finance – climat», seul à même de remettre la finance au service du bien commun… et d’éviter le chaos.
Le 5 novembre 2003,vous déclariez à Télérama : « La prise de conscience se produira quand le réchauffement aura des répercussions directes sur la vie de tous les jours. » Or canicules, incendies, inondations, typhons, sont désormais le lot commun de la planète…
En quinze ans, oui, il y a eu prise de conscience, parce que les événements extrêmes s’intensifient. Même Donald Trump a admis que le climat était en train de changer ! Mais admettre ce changement n’est qu’un préalable. Il faut ensuite l’attribuer aux activités humaines, puis bien comprendre le phénomène et sa gravité, enfin, être prêt à agir. Quatre étapes indispensables, loin d’être remplies. Nous prenons la mesure de ce que nous vivons, mais c’est presque un peu trop tard. C’est cela qui est difficile à vivre pour la communauté scientifique. Dans le rapport du GIEC de 2001, nous avions correctement envisagé ce qui se passe aujourd’hui. On devrait donc prendre au sérieux les projections qu’on fait pour 2050 et au-delà.
En 2003, vous étiez moins alarmiste…
Il n’était pas facile
de répondre à la question qu’on nous posait : la canicule exceptionnelle de cet
été-là était-elle liée aux activités humaines ? La prudence s’imposait. Mais on
a avancé. Le fait qu’il y ait davantage de vagues de chaleur est bien observé
et vraiment attribué aux activités humaines, tout comme l’augmentation de la
température moyenne de la planète – un degré depuis le début du XXe siècle,
avec une accélération depuis les années 1950. C’est aussi le cas pour
l’élévation du
niveau de la mer. Car cette chaleur supplémentaire que nous créons par nos émissions de gaz à effet de serre reste seulement pour 1 % dans l’atmosphère. Plus de 90 % vont dans l’océan. Le véritable test du réchauffement climatique, c’est l’océan.
Comment cela va-t-il se traduire ?
Il y a une telle inertie dans la mise en route de l’énorme machine océanique, qu’une fois la montée des eaux engagée, on ne pourra plus l’arrêter. Elle sera le résultat de la dilatation thermique – l’eau chaude occupe plus de place que l’eau froide – et de la fonte des glaces. Si nos émissions de gaz à effet de serre continuent à augmenter, on se dirige vers près d’un mètre supplémentaire à la fin de ce siècle, deux ou trois mètres à la fin du siècle prochain et, à échéance millénaire, la fonte totale du Groenland alors que des grande villes côtières, Tokyo, Shanghai, Bangkok, Dacca mais aussi Miami, New-York ou Lagos sont très vulnérables Même si l’on maintient, par une réduction de nos émissions, le réchauffement à deux degrés, les océans auront monté de cinquante centimètres à la fin du siècle. Et, surtout, l’élévation va se poursuivre pendant des siècles, voire des millénaires.
De quand date votre prise de conscience personnelle ?
A 7 ou 8 ans, au milieu des années 50, fils de paysans bretons, j’entends à la radio qu’on allait ouvrir un grand centre de recherche sur le plateau de Saclay, au sud de Paris. C’est là que j’irai quand je serai grand ! Et j’y suis depuis cinquante ans. J’ai été reçu à l’école de chimie de Lyon – le hasard des classes préparatoires. J’étais aussi attiré par la physique ou les maths. Le climat n’était évidemment pas ma préoccupation. Et la chimie de l’eau, c’est aussi le hasard ou la chance. Grâce à un grand savant, Etienne Roth, j’ai pu faire ma thèse à Saclay au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), où l’on fabriquait de l’eau lourde, qui allait servir à ralentir la réaction atomique dans les centrales nucléaires. On enrichissait l’eau légère par électrolyse (1), Roth a très vite compris qu’il y avait beaucoup d’autres applications possibles de la recherche sur l’eau lourde, pour l’analyse des phénomènes naturels, notamment les précipitations. Il m’a proposé de faire ma thèse sur les grêlons. J’ai analysé de gros grêlons de huit centimètres, tombés cinq ans plus tôt en Alberta et au Minesota, en montrant leurs mouvements ascendants et descendants dans les cumulonimbus…
Comment êtes-vous passé des grêlons aux glaces polaires, votre domaine de prédilection ?
C’est la proximité des chercheurs. A Saclay,
le glaciologue Claude Lorius avait consacré sa thèse à la mesure de l’hydrogène
lourd dans les neiges de l’Antarctique. Depuis 1957-58, les Soviétiques
foraient à Vostok, dans le coin le plus froid de ce continent. Lorius leur a
demandé des échantillons. Au début des années 80, ce forage de Vostok
atteignait deux kilomètres de profondeur, ce qui permettait d’atteindre des
glaces vieilles de 150000 ans, donc de remonter jusqu’à la précédente période
glaciaire. On pouvait étudier un cycle climatique complet, c’était une chance
énorme. Autre chance, Dominique Raynaud, Jean-Marc Barnola et mes
collègues grenoblois commençaient à analyser la composition de l’air emprisonné dans des bulles au sein de la glace, donc de mesurer la quantité de CO2 (gaz carbonique) aux différentes époques. On a publié nos résultats en novembre 1987, ils ont vraiment fait du bruit, parce qu’ils montraient clairement qu’en période interglaciaire, le taux de CO2 était nettement plus élevé que pendant la glaciation, ce qui était une surprise pour tout le monde. Dans les livres, on apprenait que le CO2 n’avait pas beaucoup varié dans le passé…
Certains continuent à nier aujourd’hui l’importance du CO2 dans les variations du climat…
La cause première des cycles climatiques, le passage d’une ère glaciaire à une ère interglaciaire, ce n’est pas le CO2, c’est vrai ; mais les variations de l’orbite terrestre, qui modifient la quantité d’énergie solaire reçue par la Terre. Ces changements de température modifient à leur tour la quantité de CO2, qui ne joue qu’un rôle d’amplificateur. Mais c’est ce qu’on a toujours écrit ! La nouveauté, c’est que depuis un siècle et demi, on a envoyé dans l’atmosphère, par la combustion du gaz, du charbon et du pétrole, des centaines de milliards de tonnes de CO2. Nous faisons donc à l’échelle terrestre, et à grande vitesse, une expérience chimique inédite !
Cela peut se traduire en chiffres ?
Bien sûr. On sait que pendant les périodes les plus chaudes de la Terre, la concentration de CO2 dans l’atmosphère n’avait jamais dépassé les 300 ppm.(2) Or, on est passé en seulement 150 ans à plus de 400 ppm, du jamais vu depuis 800000 ans. Et cela va continuer à monter…
En 1987, comment a réagi la communauté scientifique devant vos résultats ?
Elle
s’est très vite mobilisée. Grâce aux modélisateurs et à des gens géniaux, comme
le météorologue suédois Bert Bolin, on a avancé à grands pas. Au G7 en 1987,
Reagan et Thatcher, convaincus du réchauffement, acceptent la création du GIEC
qui voit le jour un an plus tard. En 1992, le Sommet de la Terre à Rio de
Janeiro adopte la Convention Climat signée par 154 pays. Et en 1997, le
protocole de Kyoto demande pour la première fois une réduction des émissions de
gaz à effet de serre. Tout avait bien démarré ! Hélas, en France, François
Mitterrand s’en fichait complètement, comme à peu près tous les socialistes,
qui étaient sous la coupe de Claude Allègre. La communauté scientifique française
n’a pas eu accès aux politiques pendant toute la fin du XXe siècle. C’est
Jacques Chirac, en 2002, qui a enfin pris l’affaire au sérieux avec son appel
de Johannesburg. Mais les lobbies de l’industrie pétrolière et les milieux
conservateurs ont tout fait pour que le débat soit le plus confus possible.
L’Europe, France y compris, a cependant tenu les engagements pris à Kyoto de
réduction des émissions… jusqu’en 2017, où celles-ci sont reparties à la
hausse. J’ose espérer que ce n’est qu’un accident …
En 2015, la Conférence de Paris, a été présentée comme un succès…
Et ça l’a été ! A Kyoto, les Nations Unies n’avaient défini des objectifs que pour les pays développés. Le succès de Paris, c’est son caractère universel, on a demandé à tous de faire des contributions chiffrées. Et ça a marché ! Tous les pays ont fait part de leurs engagements. Le problème est que la somme de ces engagements ne représente que le tiers de ce qu’il faudrait pour tenir l’objectif d’un réchauffement limité à deux degrés. On est sur une tendance à trois degrés, au moins, d’ici 2100, ce qui est extrêmement inquiétant ; je ne parle pas pour les générations futures, mais pour les jeunes d’aujourd’hui.
Aujourd’hui, l’objectif de limiter le réchauffement à deux degrés maximum à la fin du siècle semble presque impossible à tenir. Pourquoi le GIEC, dans son tout dernier rapport, fixe-t-il alors un objectif encore plus difficile à tenir – 1,5 degré ?
Se fixer cet objectif d’1,5 degré, c’est montrer que 2 degrés est une limite qu’il ne faut pas franchir. Ce sont les îles et les pays côtiers de l’océan Indien et du Pacifique qui l’ont demandé. Parce que, comme l’explique le GIEC dans son rapport, un climat à 2 degrés supplémentaires n’a pas les mêmes conséquences sur les événements extrêmes, les canicules, les tempêtes, la perte de biodiversité, le niveau des océans, qu’un réchauffement d’1,5 degré. Un monde à deux degrés, c’est la disparition rapide de certaines de ces îles du Pacifique. On a déjà observé que la vitesse des fleuves de glace, qui amènent la glace depuis le centre du Groenland jusqu’à l’Atlantique nord, avait doublé. Quant à l’Antarctique de l’Ouest, certains chercheurs s’interrogent sur sa stabilité dans le long terme. Donc, un demi degré, cela fait une grosse différence !
La France s’est engagée à diminuer ses émissions par quatre d’ici 2050, et Nicolas Hulot s’était même fixé un cap plus ambitieux, la « neutralité carbone » – c’est à dire plus aucune émission de CO2 – à la même date…
Abandonner le pétrole, le gaz et le charbon d’ici 2050, c’est justement ce qui permettrait de tenir l’objectif 1,5 degrés. Cela signifie qu’on diminue par deux nos émissions dans les dix prochaines années, et qu’on poursuive l’effort dans les vingt ans qui suivent ! C’est drastique. Pour cela, il faut que chaque citoyen réfléchisse à chacun de ses comportements, et surtout que tous les secteurs d’activité, logement, transports, agriculture, énergie,… s’y mettent. Cela suppose des investissements majeurs.
Qui ne sont pas à l’ordre du jour en France, ni ailleurs en Europe…
Quand j’étais au GIEC, j’étais tenu à une
certaine réserve. Maintenant, je m’engage ; et je le fais avec Pierre
Larrouturou, en proposant un Pacte Finance-Climat européen. La Cour des comptes
européenne a calculé que si l’Europe veut réussir sa transition énergétique, il
faut mettre 1115 milliards d’euros par an ; soit une augmentation de 2 % du PIB
européen. Impossible ? Pas du tout. Entre avril 2015 et décembre 2017, la
Banque Centrale Européenne (BCE) a mis à disposition des banques 2500 milliards
d’euros, dont seulement 11 % est allé dans l’économie réelle. Le reste est
parti alimenter la spéculation sur les marchés financiers. Pourquoi ne
mettrait-on pas une somme équivalente pour sauver le climat ?
Comment ?
Nous proposons la création d’une Banque européenne du Climat, qui mettra à disposition des prêts à taux zéro pour des projets liés à la transition énergétique. On y ajoute un budget européen de 100 milliards d’euros par an appuyés sur une taxe modique de 5 % sur les bénéfices non réinvestis des sociétés. Ces investissements seraient créateurs d’emplois, surtout dans les domaines de l’isolation thermique de l’habitat, des énergies renouvelables et de la recherche. Six millions d’emplois en Europe, 600 à 900 000 en France, selon les calculs de l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie). Ce pourrait être un magnifique projet européen. On n’a pas le choix, il faut la faire cette transition ! Et sans attendre. Dans dix ans, ce sera pire et plus coûteux. Et l’électeur se rebellera : pourquoi ne nous l’avez-vous pas dit ?
En attendant, l’électeur se rebelle contre la hausse de la taxe sur les carburants…
Quand j’étais dans la commission Rocard pour la contribution climat-énergie, en 2009, on avait proposé une compensation pour les gens qui habitent loin de leur travail. Cela avait été retoqué par le Conseil constitutionnel. Bien sûr qu’il faut un volet social accompagnant chaque mesure écologique. Je pense que c’est surtout autour de la mobilité que tout va se jouer. On n’a pas le choix : il faut tout faire pour limiter l’usage de la voiture, développer les transports publics. Et mettre l’aviation low cost au pas ! Son développement est scandaleux : le kérosène n’est pas taxé, les compagnies demandent des subventions aux régions pour aller les desservir, c’est le contribuable qui paye, les conditions sociales sont inacceptables. Mais la doctrine de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), épine dorsale du capitalisme, c’est de maximiser les échanges de marchandises et d’humains. Or, la lutte contre le réchauffement ne se fera qu’avec une relocalisation et une modération, voire une diminution, de ces échanges.
Que pensez-vous de ceux qui prônent la désobéissance civile pour lutter contre toutes les décisions qui aggravent la situation ?
Si elle est non-violente, je ne suis pas contre. Je soutiens surtout l’action juridique de l’association Notre Affaire à tous, qui œuvre à l’instauration d’une justice climatique. De plus en plus de procès sont faits contre les pays qui ne tiennent pas parole dans la lutte contre le réchauffement. Car la première conséquence des dérèglements du climat, c’est d’accroître les inégalités partout sur la planète. Les mouvements migratoires vont s’amplifier. Or, le seul projet européen, pour l’instant, c’est de mettre des grillages autour de l’Europe….
Vous vous engagez régulièrement sur des causes concrètes…
Oui, j’ai signé contre le
projet Europacity, gigantesque zone commerciale en Seine Saint Denis, je
m’étais aussi élevé en 2014 contre l’abandon de la taxe environnementale sur
les poids lourds, dite écotaxe. Il faut se battre contre tous les
grands projets absurdes, et les excès du transport routier. Nous avons besoin d’autres modèles de développement. Nous les chercheurs devons témoigner, partager nos connaissances. Je ne souhaite pas être épargné par les tourments du monde.
Y a t il des raisons de croire que l’humanité va s’en sortir ?
C’est loin d’être gagné. J’ai longtemps gardé un certain optimisme, je l’ai perdu. De plus en plus de « collapsologues » – des spécialistes de l’effondrement -, viennent me voir. Mais je ne crois pas pour autant à l’effondrement de nos sociétés : je pense que le réchauffement climatique va rendre impossible un développement harmonieux de nos civilisations. Dans de nombreuses parties du monde, avec des températures estivales au delà de 50 degrés, il ne sera plus possible d’avoir une vie normale. Les personnes aisées de cette planète, peut-être deux ou trois milliards, trouveront toujours des endroits où il fait bon vivre. Pas les autres.
Le GIEC souligne désormais un risque d’accroissement des conflits. La lutte contre le réchauffement est un facteur de paix – c’était le sens profond du prix Nobel de la paix attribué en 2007 au GIEC et à Al Gore. Ne pas lutter est un facteur de chaos. Je veux continuer de témoigner à partir de mon travail scientifique. Je veux y croire. C’est le sens de notre Pacte européen. Il est sidérant de voir que les dirigeants du monde agissent si peu.
- l’eau lourde, présente en très faible quantité à l’état naturel, est constituée des mêmes éléments chimiques que l’eau ordinaire, mais le noyau de ses atomes d’hydrogène comporte un neutron en plus du proton présent dans tout atome d’hydrogène.
- ppm, partie par million, autrement dit millionnième. 300 ppm, c’est 300 centimètres cube de CO2 par métre cube d’air.
JEAN JOUZEL DATES
1947 : naissance à Janzé
1974 : thèse de doctorat sur la formation des grêlons
2001 : directeur de l’Institut Pierre Simon-Laplace
2002 : vice-président du groupe scientifique du GIEC
2017 : lancement du Pacte Finance-Climat, signé par plus de 150 personnalités.
A LIRE
Anne Hessel, Jean Jouzel, Pierre Larrouturou Finance, Climat, Réveillez-vous ! Les
solutions sont là.2018, Ed Indigènes 160 p 8€
Jean Jouzel, Pierre Larrouturou Pour éviter le chaos climatique et financier. Une solution scandaleusement simple, 2017, Ed. Odile Jacob. 350 p. 22€